L’Inconnue de Birobidjan
poignet.
â Marina Andreïevaâ¦
Il chuchotait.
â Ils ont arrêté Kapler cette nuit.
Elle ouvrit la bouche sans quâun son en sorte.
â Il était à Moscou depuis une semaine, cet imbécile⦠Vous lâignoriez ? Moi aussi. Ce nâest pas nous quâil était venu voir. Ce crétin ! Un foutu crétin, je vous le jure ! Vous ne devinerez jamais. Jamais !
â Jamais quoi ?
â Avec qui il⦠Oh, mon Dieu ! Du suicide. Devant tout le monde. Depuis une semaine. Plus, certainement. On les a même vus à lâopéra ! Ãa, le Bolchoï, ils ne sont pas près de le fermer ! Et Kapler déteste lâopéra, je le saisâ¦
â Avec qui, camarade Kamianov ?
â Svetlana Allilouïeva  !
Marina se figea. La puanteur de la pièce lâétouffa dâun coup.
Kamianov se frotta le visage en marmonnant comme pour lui-même :
â Svetlana Allilouïeva. La fille bien-aimée de Staline ! La fille de Nadedja Allilouïeva ! Oh, lâidiot ! Comme sâil avait besoin de celle-ci aussi ! Une gamine de seize ans !
â Où est-il ?
â Kapler ? Où voulez-vous quâil soit ? Où ils vont tous. à la Lubianka. Le temps quâils lâenvoient en enfer.
Ils se regardèrent comme des aveugles.
â Et vous, Marina Andreïevaâ¦
Marina sâappuya contre le mur. Lâodeur de désinfectant lui tirait les larmes des yeux.
â Marina Andreïeva, ce nâest pas seulement que votre nom est sur la liste des acteurs. Pour vous et Kapler, ils savent.
Le pauvre Kamianov nâimaginait même pas ce quâ ils savaient ! Et voilà , lâattente prenait fin. Le monstre refermait ses mâchoires.
â Vous ne devez pas rester à Moscou, Marina Andreïeva. Prenez les devants, nâattendez pas. Vous nâavez pas de la famille quelque part ?
Elle secoua la tête. Ce nâétait pas une réponse. Elle ne pouvait pas parler. La peur lui comprimait le cÅur.
Kamianov tira un papier de son veston, y griffonna quelques mots.
â Câest lâadresse de Mikhoëls. Vous connaissez Mikhoëls ? Il est à Moscou. Pas pour longtemps. Allez le voir de ma part, Marina Andreïeva. Il peut vous aider. Il est toujours bon avec les acteursâ¦
Marina grommela une protestation. Mikhoëls ! Comme si le héros du théâtre yiddish allait pouvoir la sauver. Pauvre Kamianov !
Il glissa de force le bout de papier dans la poche de son manteau.
â Maintenant, il faut que je remonte. On va se demander où je suis. Filez⦠Ne restez pas dans le théâtre. Ne revenez pas.
Sa voix se brisa. Il serra les mâchoires. Quand sa main pesa sur la poignée, son murmure fut presque inaudible.
â Il y a des jours comme ça. Des jours du diable. Ce matin, jâai reçu une lettre de Stalingrad. Pas de mon fils. Dâun camarade à lui. Nicolaï, lui⦠Lui, il a trouvé la paix. La seule paix qui nous reste dans ce monde de fous.
Â
Marina quitta le théâtre comme une voleuse. Elle sursautait à chaque craquement de pas dans la neige, changeait de trottoir sans raison. Alors que le froid givrait les sourcils des passants, elle brûlait sous son manteau.
Elle dut résister à lâenvie dâaller rue Leisnoï, à lâappartement de Lioussia. Il devait être surveillé. Lâappartement où elle avait sa chambre aussi. Où aller pour échapper aux yeux de la Lubianka ?
Mon Dieu, pourquoi Kapler avait-il fait ça ? Se montrer avec la fille de Staline ! Kamianov avait raison. Un suicide.
Ou une vengeance.
Lui seul savait ce qui sâétait passé entre Staline et elle. Pourquoi chercher à séduire cette fille de seize ans, empruntée et presque laide ? Câétait sâattirer la foudre, sans lâombre dâun doute.
Kapler et Svetlana Allilouïeva !
Non, ce nâétait pas une histoire dâamour. Impossible. Lioussia avait enfin trouvé le moyen de se venger de Staline pour la nuit passée avec Marina dans le cinéma du Kremlin. Et peut-être aussi des pétitions antisémites. Un moyen qui allait lui coûter dix ans dans un camp. Ou la vie !
Oh, le fou, le fou !
Comment avait-il pu faire
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