L’Inconnue de Birobidjan
ça ?
Marina se rendit compte que des larmes gelaient sur ses joues. Elle pleurait. On commençait à lâexaminer avec curiosité. Elle devait se calmer. Réfléchir. Trouver une issue.
Peut-être délirait-elle ? Kapler avait été si bon, si doux avec elle. Comment aurait-il pu vouloir se venger ainsi ?
Ãa ne tenait pas debout. Alexeï Jakovlevitch était un don Juan. Il lui fallait des conquêtes. Les plus folles, les plus bizarres, de préférence. Nâétait-ce pas la raison pour laquelleil lâavait séduite ? Elle, lâantisémite, la paria de Staline. Nâétait-ce pas un pari insensé ?
Elle erra pendant deux ou trois heures en ressassant ses questions et ses peurs. Finalement, comme inconsciemment, ses pas la portèrent jusquâà lâatelier. Peut-être la laisserait-on reprendre sa place dans la chaîne de travail ? Assembler des grenades pour les soldats qui mouraient par centaines de milliers à Stalingrad, comme le fils de Kamianov, nâétait-ce pas une punition suffisante ?
Mais non. Avant même quâelle eût ôté son manteau dans le vestiaire, la politruk apparut.
â Dans mon bureau, camarade Gousseïeva.
La femme ne souriait plus. Elle ne montrait plus aucune passion pour le théâtre. Elle dévisageait Marina bizarrement. Comme si, jusque-là , elle ne lui avait pas accordé assez dâattention. Elle saisit une enveloppe posée sur son bureau. Une enveloppe nue, sans un nom, sans autre marque que lâécusson officiel des courriers gouvernementaux.
â Un officier du Kremlin a apporté ça pour toi, camarade.
La politruk considéra lâenveloppe, la retint quelques instants entre ses doigts. Une lettre du Kremlin ! Son pouce hésita à frôler lâécusson rouge et or. Mais on avait dû lui faire comprendre quâil nây avait aucun honneur à en attendre. Elle la tendit à Marina.
Le revers de papier se déchira sous les doigts gelés de Marina. La peur lui cisaillait le ventre. Elle avait du mal à respirer. Lâenveloppe contenait une feuille de papier pliée en quatre.
Â
Deux jours. En souvenir. I.
Â
Marina relut sans comprendre. Lâécriture était élégante, claire.
La politruk annonça :
â Tu ne travailles plus ici, camarade Gousseïeva.
Marina comprenait enfin. I , câétait lui. Iossif .
Elle avait sous les yeux lâécriture de Staline.
Il lui offrait deux jours pour disparaître de Moscou.
Deux jours et pas dâarrestation. Le cadeau de Iossif Staline pour la nuit du 8 novembre 1932Â !
Marina chancela. Sa main chercha le dossier dâune chaise.
La politruklui toucha lâépaule , la poussa vers le seuil .
â Tu ne dois pas rester ici.
Pendant quâelle traversait lâatelier, le regard des femmes pesa sur elle. La politruk avait déjà dû répandre la nouvelle. Il nây eut pas un mot. Le cliquetis des pièces de métal manipulées suffisait.
Marina se retrouva dans les rues glaciales, aveuglantes de blancheur. Elle ne chercha pas à voir si on la suivait. Elle devait réfléchir. Elle pouvait rentrer chez elle.
Deux jours. Elle ne doutait pas de la parole de Iossif Vissarionovitch.
Elle sâeffondra sur son lit. Elle fut aussitôt prise dâune sorte de fièvre, tremblant de froid, claquant des dents sans parvenir à se réchauffer. Au bout dâune heure, enroulée dans une couverture, elle ressortit de sa chambre. Elle fouilla la cuisine commune, entra dans les autres chambres et finit par mettre la main sur une petite bouteille de vodka à demi pleine. Elle la vida dâun trait. Trois longues gorgées brûlantes. Lâabrutissement lâapaisa enfin. Elle sâendormit. Rêva de Lioussia hurlant le rôle dâOphélie dans les ruines de Stalingrad. Il tirait la fille de Staline derrière lui. Une rousse sans âge ni visage, nue dans la neige et qui laissait des traces de sang à chacun de ses pas.
Marina se réveilla au cÅur de la nuit, nauséeuse, couverte de sueur et glacée. Elle alla boire de lâeau. La porte dâune chambre sâentrouvrit. Demain, ses colocataires lui demanderaient de déguerpir.
De retour dans sa chambre, elle lut et relut les mots de Iossif Vissarionovitch.
Deux jours. En
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