L’Inconnue de Birobidjan
Elle secoua la tête.
â Je ne crois pas que vous voulez lâentendre, la vérité, monsieur.
Le double menton de Wood sâagita.
â Nous sommes là pour ça, Miss. Cette commission est là pour ça : pour entendre la vérité.
â Câest ce que les gens dans votre genre prétendent toujours. Mais pour vous, la vérité est toujours trop compliquée. Staline aussi répète quâil nâa quâune envie : entendre la vérité ! Marinotchka, dis-moi la vérité ! Pourtant, il nâécoute que des mensonges.
McCarthy en fut presque debout.
â Vous connaissez Staline ?
Elle lâobserva, amusée, avec cette expression quâont souvent les femmes devant la naïveté masculine. Jâaurais juré quâelle nâavait plus peur. Si son accent était un peu plus fort, sa voix était mieux placée. Ses regards plus directs, aussi, appuyés. Une véritable actrice, ça, on ne pouvait pas en douter, et qui jouait le rôle de sa vie !
â Je ne lâai vu quâune fois. Un soir. Une nuit. Il y a presque vingt ans. Câest ce soir-là que tout a commencé.
Elle commença à raconter, et plus personne nâeut envie de lâinterrompre.
1 En russe, pour les femmes le patronyme ne se termine par un « a » que si le prénom nâest pas suivi du nom du père : Marina Andreïeva Gousseïev, mais Marina Gousseïeva. Dans le roman, les Américains emploient systématiquement la version sans « a » terminal.
Moscou, Kremlin
Nuit du 8 au 9 novembre 1932
Bien sûr, quâelle sâen souvenait. Elle était jeune. Vingt ans à peine. Câétait dans les années terribles de la famine. Sa mémoire nâavait rien effacé. Pas le moindre détail. Comment aurait-elle pu ?
Elle était arrivée au Kremlin en princesse, à lâarrière dâune voiture officielle, au côté de Galia Egorova. Il faisait déjà nuit quand le chauffeur avait immobilisé la Gaz devant la barrière de la porte Nicolas. Des soldats montaient la garde sous la lumière des réverbères, fusil à lâépaule, baïonnette au canon, la vapeur de leur haleine dansant autour dâeux dans le froid de novembre. Dâautres gardes allaient et venaient au pied de la muraille de brique rouge. Un officier apparut devant une guérite. Il sourit en reconnaissant le fanion du commandant de la place sur la calandre de la Gaz. Galia Egorova baissa à demi sa vitre. Le sourire du lieutenant sâagrandit. Il fit un salut militaire.
â Camarade Egorovaâ¦
â Pauvre Ilya Stepanovitch ! Encore une garde de nuit alors quâil fait si bon à lâintérieur ?
â Le devoir tient chaud, camarade Egorova. Et la garde permet de songer à la beauté qui nous échappe.
Il sâinclina, posa sa main gantée sur la vitre baissée. La lumière des réverbères parvenait à peine au fond de la voiture. Il scruta le visage de Marina. Prenant son temps, sâattardant sur les lèvres ourlées, la peau nacrée gorgée dejeunesse. Quelques secondes, les yeux dâun bleu de lac le retinrent. Il devina la rougeur qui assombrissait ses pommettes, parut amusé.
Sans dire un mot, la main toujours sur la vitre, il se redressa. Son regard retrouva celui dâEgorova. Ils sâobservèrent en silence. Elle aussi était belle. Dâune tout autre beauté, mûre et provocante. Quand elle vous souriait, son sourire vous poursuivait longtemps sans quâon puisse y démêler la moquerie de la promesse.
Elle effleura le poignet du lieutenant. Elle portait des mitaines de dentelle noire. La laque pourpre de ses ongles brilla entre les fils noués. Il ne devait pas y avoir deux femmes à Moscou capables dâarborer ces vestiges de la vieille aristocratie. Et pour entrer dans le Kremlin !
â Ilya Stepanovitch, ne mâavez-vous pas promis de me lire vos nouveaux vers ?
Le lieutenant eut un rire silencieux. Il retira sa main de la vitre, fit signe aux gardes de lever la barrière.
â Dès que le camarade commandant mâen donnera lâordre, je serai à vos pieds, camarade Egorova.
La Gaz redémarra en emportant son rire. Galia Egorova agita ses doigts de dentelle avant de remonter la
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