L’Inconnue de Birobidjan
vitre.
â Nâest-il pas mignon ? Je crois quâil a vraiment peur dâAlexandre.
â Il mâa dévisagée et nâa même pas demandé mon nom.
â Pourquoi demander ton nom, Marinotchka chérie ? Il sait très bien où nous allons.
Marina frissonna. Le gel avait pénétré la voiture. Sa cape était trop légère et sa robe laissait trop de chair nue. Un emprunt à Egorova, lâune et lâautre. Pourtant le froid nâétait pas la seule raison de son frisson.
La voiture avança au pas dans les larges allées du Kremlin. Tous les cinquante mètres, des soldats les observaient, leur visage à moitié disparu sous la chapka. Les phares frôlèrent les hautes fenêtres régulières de lâArsenal avant de buter sur lâenchevêtrement magique des globesdâor du clocher dâIvan-le-Grand. Lâéglise de la Déposition se découpa dans la nuit. Marina nâavait jamais vu cette splendeur dâaussi près. La pure splendeur de la Grande Russie. Mais elle était bien trop nerveuse pour pouvoir lâadmirer. Tout sâétait passé de manière si inattendue.
Deux jours plus tôt, Galia Egorova était entrée dans sa loge au théâtre Vakhtangov. Marina y tenait le rôle dâune jeune héroïne de la Révolution dans une pièce de Vsevolod Vichnevski, La Tragédie optimiste .
Une visite surprenante. Elles se connaissaient à peine. Marina nâétait encore quâune débutante quand Galia Egorova brillait dans les films dâAlexandrov, le réalisateur préféré de Staline. Une grande actrice bolchevique, et une réputation qui faisait jaser. Son mari, Alexandre Egorov, était le commandant de la place du Kremlin, un compagnon de Staline durant la guerre de Pologne. Un homme aux idées larges. La rumeur accordait à sa femme autant dâamants que de films. Ou peut-être Egorova nâavait-elle pas tant dâamants mais un seul ? Lâamant qui comptait plus que tous ?
Là , dans la minable loge commune du théâtre de la Révolution, Egorova lâavait couverte de caresses et de compliments⦠avant de lui annoncer la vraie raison de sa venue. Marina en avait ri en continuant dâôter son maquillage.
â Ce nâest pas gentil de vous moquer de moi, Galia Egorova !
Egorova avait eu ce sourire de sorcière qui vous donnait envie de fondre dans ses bras.
â Je ne me moque pas, ma chérie. Iossif veut te voir de près.
â Moi ?
â LâOncle Abel était ici, dans la salle, il y a une semaine. Tu lui as fait un grand effetâ¦
â LâOncle Abel ?â¦
â Abel Enoukidze. Un Géorgien, grand amateur de théâtre, de danse⦠Des jolies filles qui vont avec⦠Sansdoute le seul sujet où il soit un peu compétent. Il amuse Iossif. Pour une fois, il a raison : tu es excellente. Je tâai vue jouer ce soir, et câest mon jugement. Ton personnage est niais â toute cette pièce est niaise, si tu veux mon avis â, mais je suppose que câest ce quâil faut jouer aujourdâhui. Tu tâen sors magnifiquementâ¦
Les doigts dâEgorova lui fermèrent la bouche avant quâelle puisse protester.
â Crois-moi, je sais de quoi je parle. Ne pas être ridicule dans un mauvais rôle, voilà ce qui fait une grande actrice⦠Tu es lâavenir, mon ange ! Le camarade secrétaire Staline a une passion pour lâavenir. Qui nâen aurait pas, quand il a ton apparence ?â¦
Galia Egorova se saisit dâun linge propre et acheva elle-même de démaquiller Marina.
â Ne tâinquiète pas, je serai là . Cela se passera chez Klim Vorochilov. Notre grand héros a droit au plus bel appartement du Kremlin. Tout le Politburo sera de la fête. Avec les épouses, bien sûr. Au début on se barbe, ensuite on sây amuse beaucoup plus quâon ne sây attend.
Marina connaissait au moins le nom de Vorochilov. Qui pouvait encore lâignorer ? Même la pièce de Vichnevski parlait de « ce Vorochilov, un simple gars de la mine qui a mis en déroute les soldats de trois nations et qui est devenu le Seigneur de la Guerre de la Russie soviétiqueâ¦Â »
Le portrait de papier de Vorochilov
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