L’Inconnue de Birobidjan
haut-parleurs :
â Vous le jurez sur quoi ? La Bible ou le portrait de Staline ?
Il y eut des rires. Celui de Nixon reconnaissable entre tous.
â Vous avez menti dès vos premiers mots devant cette commission, Miss. Il ne suffit plus de dire « Je le jure » pour quâon vous croie.
Wood fit signe à Cohn de reprendre.
â Où avez-vous connu Michael Apron ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Lâombre dâun sourire glissa sur ses lèvres. Peut-être à cause du souvenir quâéveillait la question de Cohn ou parce quâelle venait de comprendre le truc de la Commission : bombarder les témoins de questions auxquelles ils devaient répondre par oui ou par non, quatre ou cinq mots au plus. Rien qui ait jamais permis à quiconque de sâexpliquer.
Cohn ouvrit la bouche pour reposer sa question, mais elle le devança.
â à Birobidjan.
â Birobidjano  ?
â Il y est arrivé comme médecinâ¦
Wood aboya dans le micro :
â Répondez aux questions. Quâest-ce que câest que ça, Birobidjan ?
Elle laissa filer une seconde en soutenant le regard de Wood, chercha en vain une mèche rebelle dans son chignon.
â Un Ãtat juif, près de Vladivostok. Un oblast : une région autonome.
â Un Ãtat juif en URSS ?
â Oui. Il existe depuis longtemps.
â Vous êtes juive, Miss Gousseïev ? demanda Cohn.
â Presque.
Elle avait murmuré, mais toute la salle lâentendit.
â On nâest pas « presque » juive, Miss Gousseïev ! On lâest ou on ne lâest pas. Croyez-moi, jâen sais quelque chose.
Cohn se mit à rire, et nous avec.
Wood fit tomber son maillet.
â Ãtes-vous juive, oui ou non ?
â Je suis devenue juive au Birobidjan, grâce à Staline.
Pour Cohn, elle ajouta en yiddish :
â Peut-être plus juive que vous, monsieur.
Je devais être le seul dans cette salle à comprendre quelques mots de yiddish. Ãa rigolait fort autour de moi, et je commençais à ne pas aimer ces rires.
La liste des témoins entendus par lâHUAC depuis dix ans contenait une majorité de noms juifs. Parmi les membres de la Commission, certains, comme McCarthy et Nixon, étaient des antisémites notoires. Il était cependant difficile à lâHUAC dâafficher ouvertement sa haine des Juifs. Le jeune Cohn lui servait de masque. Il était parfait dans ce rôle. Né à Brooklyn, mais acharné à sâen prendre aux Juifs. Pourquoi ? Mystère.
Je commençais à comprendre ce que je faisais dans cette salle. Il leur fallait aussi un journaliste juif en plus du procureur. Un type dans mon genre, avec un G. comme Gershom dans son prénom. Même si je signais toujours Allen G. KÅnigsman. Un type qui puisse bientôt proclamer que cette femme était fausse de bout en bout. Une fausse Américaine, mais une vraie communiste, une vraie espionne, et, pour couronner le tout, une juive bidon. Car pour la clique de lâHUAC, il nây avait pas de doute : les communistes étaient juifs, et les Juifs étaient communistes. Lâun nâallait pas sans lâautre. Impossible dây échapper. Et cette femme allait incarner la preuve dont ils rêvaient !
Dâailleurs, câest exactement ce que le sénateur du Wisconsin, McCarthy en personne, se mit à brailler dans le micro :
â Miss⦠Gouss⦠ev, quel que soit votre nom, vous nâavez pas lâair de considérer la gravité de votre situation. Vousvous êtes présentée devant cette commission sous un faux nom et avec un faux passeport, que vous reconnaissez appartenir à un agent du gouvernement des Ãtats-Unis assassiné, qui vous a permis dâentrer illégalement dans notre pays. Vous vous faites passer pour juive, mais vous nâêtes pas juive. Vous êtes russe, mais vous nâêtes pas communiste⦠Vous ne pensez pas quâil serait temps de dire la vérité ?
â La vérité ?â¦
â ⦠Que vous espionnez ce pays, les Ãtats-Unis, au profit de lâURSS de Staline.
Elle osa un petit rire. Sur la table, ses mains sâétaient ouvertes. Le mouchoir blanc avait disparu sans que je mâen rende compte.
Weitere Kostenlose Bücher