L’Inconnue de Birobidjan
train sâéternisait dans une gare. Dâordinaire, chacun savait pourquoi : lâeau pour le tanker était gelée ; le bois ou le charbon manquait ; les conducteurs cuvaient la vodka bue trop vite⦠Des événements ordinaires pour un pareil voyage. Cette fois, câétait différent. Jamais encore les soldats nâavaient bouclé les voyageurs comme des prisonniers. Et que faisaient-ils là , ces soldats ? Dans lâextrême est de la Sibérie ? Alors que lâArmée rouge affrontait les Allemands à Stalingrad et sur la Volga ?
Des questions sans réponse.
Après une heure, peut-être deux, un coup de sifflet déchira la nuit. Ce nâétait que la relève des soldats pétrifiés de froid. En quelques minutes, la nouvelle patrouille se confondit avec la première. Les soldats tapèrent des bottes devant les wagons avec seulement plus dâénergie.
Lâattente recommença. Dans le wagon des Juifs, on parlait bas. Les enfants nâosaient plus ni jouer ni se disputer. Les yeux fuyaient vers les vitres. Exceptionnellement, on ne les avait pas masquées avec les rideaux de feutre pour se protéger du froid. Pourtant, à quoi bon regarder ces vitres ? La glace et la nuit les rendaient aussi opaques que des puits de néant.
Depuis Omsk, il nâétait pas de jour sans quâun geste ou un petit événement rapproche Marina de ces étrangers anxieux et agités. Tantôt ils nâétaient que bruit, rires et bavardages exubérants. Lâinstant suivant une lassitude morne les accablait. Rien, pas même les enfants, ne leur tirait alors un sourire.
Envers elle, ils pouvaient se montrer familiers aussi bien que dâun respect excessif, presque ironique. Ils nâavaient pas rechigné à lui faire une place dans le wagon déjà surpeuplé. Un vieux wagon à grains quâon avait aménagé à la hâte avec de mauvais bancs de bois. Quatre fenêtres carrées laissaient entrer un peu de lumière, mais la glace et le givre voilaient la vue. Le bois des cloisons retenait lâaigreur des lieux jamais aérés, de la sueur, de la suie, des seaux de toilette. Dès quâon y entrait, on était assailli par la puanteur, puis on sâaccoutumait.
Malgré le petit poêle, plus ils progressaient vers lâest, plus le froid sâintensifiait. Les femmes remarquèrent vite que, la nuit, Marina portait tous ses pulls les uns sur les autres et sâenroulait dans son manteau. Lâune dâelle dénoua un gros baluchon pour en tirer une couverture de laine bariolée. Elle la lui tendit.
â Matoné, matonéâ¦
Elle souriait en hochant la tête. Marina hésita. Le vieil homme qui baragouinait un peu de russe et semblait être le patriarche agita les mains.
â Matoné , cadeau. Elle dit cadeau. Faut accepter.
Marina voulut protester. Une fillette sâavança, prit la couverture des mains de celle qui devait être sa mère et la lança sur les épaules de Marina. Elle répéta le mot russe du grand-père :
â Podarok ⦠Podarok ⦠Matoné !
Tout le monde se mit à rire.
De ce jour, échanger quelques mots avec les enfants, les uns en russe, les autres en yiddish, devint un jeu. Kartofl signifiait « pomme de terre », khaverté  : « amie » ; un « non juif » se disait goy , « poisson » : fish ; shvarts broyt signifiait « pain noir », muter  : « mère », et kikhl  : « biscuit »â¦
Se comprendre, plus ou moins, était surtout une affaire de gestes et de grimaces. Une pantomime trompeuse adorée des enfants. Marina partageait leurs rires, mais la sévérité taciturne des parents continuait à lâimpressionner. Commesâil sâétait agi dâapprendre un rôle pour la scène, elle étudiait à la dérobée cette manière quâils avaient de baisser le front ou dâincliner la tête en parlant. Elle tentait de reproduire la danse de leurs mains, le plissement de leurs paupières, ces moues quâils opposaient aux caprices des enfants et même ces grands sourires qui soulevaient si haut leurs sourcils.
Parfois, câétaient eux qui lâobservaient et la jaugeaient. Les femmes surtout, ou le
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