L’Inconnue de Birobidjan
patriarche, qui devaient se demander ce que cette jeune juive allait faire à Birobidjan, sans homme, sans enfant, sans famille. Avaient-ils deviné la vérité ? Câétait bien possible. Comment pouvaient-ils ne pas se rendre compte quâelle était une goy ? La honte la saisissait. Lâenvie lui venait de clamer la vérité : « Je vous mens, je ne suis pas des vôtres. Je vais seulement me cacher parmi vous pour ne pas devenir une zek ! »
Elle se cloîtrait dans son coin. Rouvrait pour la centième fois lâun des livres quâelle avait emportés avec elle mais quâelle ne pouvait pas lire par manque de lumière. Ou fermait les yeux, murmurant telle une prière ces vers quâelle avait découverts comme si Pasternak les avaient écrits pour elle :
Â
Tout se tait. Je suis monté sur scène
Et jâécoute, adossé au montant
De la porte, la rumeur lointaine
Qui annonce ce qui mâattend 1 ...
Â
Maintenant, il ne devait plus être loin de minuit. Deux fois déjà la garde avait été relevée. Le frappement des bottes des soldats sur la neige gelée du quai de la gare de Yekaterinaslavka devenait obsédant. Le halètement de la locomotive nâavait pas cessé, il paraissait seulement plus lent, plus faible. Une seule lampe à huile brûlait au centre du wagon. Le poêle rougeoyait faiblement. Les femmes comptaient lesbûches et ne le rechargeaient quâau dernier moment. Le froid durcissait les visages. On se serait cru dans un terrier. Des yeux luisaient dans les ombres figées. Personne ne parlait ni ne tentait de dormir. Pas même les enfants. Pourtant, il nây avait rien dâautre à faire quâattendre.
Marina sursauta. Une silhouette se dressait devant elle sans quâelle lâait vue venir. Elle reconnut le vieil homme. Le blanc de sa barbe formait une tache floue. Il demanda :
â Tu sais ? Toi, tu sais ?
Marina sâassit, pas certaine de comprendre. Le patriarche répéta :
â Ici, pourquoi. Le train ?
Il fit un geste vers le fond du wagon.
Marina secoua la tête.
â Non, je ne sais pas. Ils nâont rien dit.
â Soldats pour nous ?
â Non ! Tout le train. Pas nous. Tout le monde pareil !
Elle aussi gesticulait, parlait mal. Le vieux la considéra en silence. Elle crut quâil cherchait à poser une autre question. Non. Câétait à elle de parler. Elle retrouva le mot appris avec les enfants : geduld , pour patience. Elle le murmura :
â Geduld, geduld â¦
Le patriarche se détourna, grogna :
â Geduld, toujours geduld ! Pour quoi faire ?
Â
Un nouveau coup de sifflet les tira de leur torpeur. Il y eut un grondement dâordres. Les mousquetons des fusils cliquetèrent. Dans le wagon, les hommes se mirent debout. La porte coulissa dans un grincement de ferraille. La nuit sibérienne bondit à lâintérieur. Le vent se levait.
Fusil à lâépaule, un soldat entra, tenant une lampe au kérosène. Le lieutenant quâils avaient déjà vu sur le quai des heures plus tôt apparut. Et derrière lui un long jeune homme maigre qui ne devait pas avoir trente ans. Son manteau de fourrure, serré à la taille par une ceinture de cuir aussi large quâune main, était trop grand pour lui. Quandson visage pénétra dans lâéclat de la lampe, lâinsigne du NKVD brilla sur sa casquette fourrée. Un commissaire politique, un politruk.
Le soldat referma la porte. Il sentait la laine gelée. Des glaçons dansaient entre les fils de son écharpe. Il la laissa sur son visage. Le kérozène projetait une violente lumière bleue. Les enfants, à demi assoupis, se protégèrent les yeux de la main. Le politruk déboutonna le haut de son manteau. Le lieutenant ôta sa chapka, dévoilant un crâne chauve et livide. Ses yeux étaient injectés de sang, le gel avait tracé de fines crevasses noires sur ses joues. Il réclama les papiers, lâhaleine puant lâalcool. Le patriarche nâeut pas à traduire. Chacun comprit et tendit les précieux documents.
Câétait un rituel. Leurs passeports avaient déjà été vérifiés cent fois. Ils devaient lâêtre encore. Le politruk les réunit dans son poing.
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