L’Inconnue de Birobidjan
Il les parcourut, lança des noms dâune voix très grave et très jeune à la fois, comme sâil venait à peine de muer. Il prononçait mal, à la russe. Les Juifs ne comprenaient pas. Il devait répéter. Il le faisait avec un sourire. On comprenait que ce nâétait pas la première fois. Une sorte de jeu pour lui. Il scrutait longuement celui ou celle qui sâétait avancé.
Le patriarche lui donna des documents écrits en yiddish.
â Birobidjan, on va à Birobidjan. Câest prévu. Officiel, très officiel.
Le lieutenant secoua la tête et grommela quelques mots indistincts. Le politruk le fit taire de la main. Il examina les documents du vieil homme. Ne fit pas de commentaire. Saisit enfin le passeport de Marina et la lettre en yiddish rédigée par Mikhoëls à lâintention du comité exécutif de la région de Birobidjan. Câétait un contrat dâengagement pour deux années au théâtre juif de Birobidjan.
Le soldat ôta son écharpe. Il sâappuya contre la cloison du wagon. Une croûte noire recouvrait ses lèvres gercées. Il ne devait pas être plus âgé que le politruk. Celui-ci releva les yeux des papiers de Marina. Il promena son regard sur ellecomme pour détailler son corps sous les couches de vêtements.
â Tu es actrice, camarade Gousseïeva ?
â Comme il est écrit sur mon passeport, camarade commissaire.
â Et tu vas faire lâactrice au Birobidjan ?
â Oui.
â Les théâtres de Moscou ne te conviennent pas ?
Les lèvres du politruk sâétiraient, provocantes. Marina lui renvoya son sourire.
â Ils sont surtout fermés, en ce moment, camarade commissaire.
â Et tu as envie de vivre avec les yid ?
Marina fut prise au dépourvu par le mépris de son ton. Elle jeta un coup dâÅil à ceux qui lâentouraient. Les adolescents sâétaient placés avec les hommes. Tendus, les traits tirés, mesurant leur souffle. Les femmes ne quittaient pas le lieutenant et le politruk des yeux. Une fillette sâenroula dans le manteau de Marina, sâagrippa à ses jambes.
â Je suis juive, comme eux, dit-elle.
Elle devina le sang qui lui rougissait les joues. Le lieutenant ne laissa pas le politruk lui répondre.
â Tu parles leur langue, camarade ?
Dâun coup de menton, il désigna les émigrants.
â Non, pas beaucoup. Je ne viens pasâ¦
Le lieutenant lâinterrompit en se tournant vers le politruk.
â Quel bordel ! On les a laissés venir jusquâici sans les prévenir, une fois de plus ! Trois ou quatre mille verstes en train, et personne pour les retenir ! Qui fait son boulot, sur cette foutue ligne ? à quoi servent ces saloperies de rapports que je me tue à rédiger, tu peux me le dire ?
Le politruk haussa les épaules. Marina demanda :
â Que se passe-t-il, camarade lieutenant ?
â La frontière mandchoue est à moins de cinquante verstes de cette gare, camarade ! Sâil faisait jour, tu verrais peut-être bien les camions et les tanks des Japonais.
â Des Japonais ?
Le lieutenant la dévisagea avec fureur.
â Nom de Dieu, oui, les Japonais ! Ils occupent la Mandchourie depuis dix ans. Tu ne le sais pas, camarade actrice ? Et que nous sommes en guerre avec le Japon, tu ne le sais pas non plus ? Les nouvelles nâarrivent pas, à Moscou ? Que crois-tu que nous fassions ici, à piétiner jour et nuit par moins trente, camarade ? Le camarade Staline nous demande de protéger la frontière et de faire la chasse aux espions. Et on sây emploie. Parce quâil a raison. Il faut toujours traquer les espions, sur les frontières. On ne sait jamais ce quâon trouve quand on fouille sous ces couches de crasseâ¦
Il toisa les familles juives en ricanant. Sa colère, une vieille colère rancie de sâêtre fait piéger dans ce coin perdu de Sibérie, lui tordait la bouche. Le politruk intervint :
â Nous sommes dans une zone militaire interdite, camarade. Aucun étranger ne sâarrête ici. Même chose pour le Birobidjan. Voilà dix mois que lâimmigration y est interdite.
â Interdite. Non⦠ce nâest pas possible. Personne ne nous a
Weitere Kostenlose Bücher