L’Inconnue de Birobidjan
ditâ¦
Sous le choc, les mots peinaient à franchir les lèvres de Marina. Le politruk haussa les épaules.
â Quelquâun a dû oublier. Câest la guerre. Tout ne peut pas être parfait.
â Mais nous avons nos papiersâ¦
Le politruk lui tendit la liasse des documents.
â Tu as tes papiers, camarade. Moi, jâai mes ordres. Personne ne descend du train avant Khabarovsk.
â Mais quâest-ce quâon va faire ? Ces gens viennent deâ¦
â Ãa va. Je sais dâoù ils viennent. Changement de programme. Câest tout.
Il reboutonna son manteau. Marina devina les murmures autour dâelle. Le soldat se décolla de la cloison, releva sa lampe, le fusil à la main. Le politruk tira sur la porte. Marina saisit la manche du lieutenant alors quâil couvrait son crâne de sa chapka.
â Où va-t-on aller ?
Sans répondre, le lieutenant se dégagea dâun coup de coude. Avant de sauter sur le quai, le politruk lança :
â Vous irez où on vous dira dâaller. Ceux de Birobidjan ont lâhabitude. Ils sauront quoi faire de vous.
Â
Le train repartit au milieu de la nuit. Il sâébranla sans que le moindre coup de sifflet annonce son départ. Marina nâavait pas eu grand-chose à expliquer à ses compagnons de voyage. Le patriarche avait demandé :
â Birobidjan ? Fini, pas possible ?
Elle avait voulu parler des Japonais, de la guerre, des espions. Le vieillard lâavait interrompu avec un ricanement.
â Guerre, pas la guerre, pareil pour les Juifs. Birobidjan pareil. Même chose partout. Pas de place pour les Juifs.
Marina avait été sur le point de protester. Pourtant ce nâétaient pas des mots qui étaient venus, mais des larmes. Un flot de larmes. Une houle trop longtemps retenue, amère, pleine de honte.
Le patriarche avait hoché la tête. Ensuite, il y avait eu des cris, de la colère, des discussions sans fin. Marina nâen comprenait pas un mot. Les sons liquides et rauques du yiddish flottaient autour dâelle, la repoussant dans sa solitude. Elle sâétait retirée sur sa banquette, incapable de trouver le sommeil. Quâallait-elle faire, si elle ne pouvait entrer au Birobidjan ? Où aller ? Quâallait-il se passer à Khabarovsk ?
à Moscou, on connaissait ce nom de la Sibérie : Khabarovsk. Si on le prononçait, câétait pour évoquer ceux qui y disparaissaient dans lâabîme des camps de travail du Goulag.
Les camps de zeks ! Voilà ce qui les attendait.
Voilà le cadeau de Iossif Vissarionovitch Staline. Il ne lâavait pas fait arrêter par les manteaux de cuir. Elle nâavait pas connu les couloirs de la Lubianka. Le train qui lâemmenait à Birobidjan était un train ordinaire. Aucun obstacle, aucune tracasserie ne lâavait empêchée dâobtenir lâaide deMikhoëls. Pourquoi se serait-il donné cette peine, puisquâelle se jetait dâelle-même dans lâenfer des zeks ?
Car bien sûrIossif Vissarionovitch savait où elle fuyait. Et savait quâelle nây parviendrait jamais. Qui mieux que lui et que le NKVD savaient que le Birobidjan était une zone militaire fermée où nul ne pouvait entrer ?
Staline savait tout. Toujours. Pourquoi lâavait-elle oublié ? Pourquoi avait-elle cru à â¦
à quoi ? à sa poussière dâaffection ? à sa nostalgie au souvenir dâune nuit dâivresse et de fausse tendresse avec une petite actrice ?
Quelle naïveté ! Elle devenait vraiment juive ! Aussi crédule que ces pauvres gens qui fuyaient les massacres nazis avec lâespoir quâon les accueillerait à lâautre bout de la Sibérie !
Jamais Staline ne cesserait dâêtre Staline. Nây avait-il pas eu assez de mensonges et de douleurs pour le prouver ?
Secouée par le ballant du train, elle fut incapable de dormir. Les questions, la peur lâétouffaient. Une ou deux fois, elle se releva pour alimenter le poêle. Malgré le froid, les femmes lâoubliaient. Serrées les unes contre les autres, elles chuchotaient jusquâà lâivresse.
Lâépuisement fit enfin son Åuvre. Marina sâendormit un peu avant le jour. Un mauvais sommeil, de mauvais rêves que
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