L’Inconnue de Birobidjan

point qu’on l’aurait crue maquillée à la manière des actrices des films muets. Sa chevelure en désordre voilait sa joue droite. Une mèche frôlait sa bouche, qui s’entrouvrait sur un murmure inaudible. Un visage fragile, étonné, qui fixait l’objectif comme si une menace inattendue allait en surgir.
    Elle jeta le journal sur le lit de Nadia.
    â€” Brûle-le ! Je ne veux plus me voir avec cette tête. On croirait que j’ai cent ans !
    Nadia protesta, promit tout au contraire de découper la photo.
    â€” Tu ne sais pas te voir. De toute façon, inutile de brûler le journal. À cette heure-ci, il est dans toutes les maisons juives de Birobidjan !
    Nadia traduisit la légende accompagnant le cliché. Le journal jouait sur le mot stern , « étoile », et son propre titre. Au-dessous, l’article décrivait Marina comme une protégée du grand Solomon Mikhoëls. Il était question de ses rôles pour la Mosfilm, de son engagement au Théâtre d’art de Moscou. Le papier se concluait sur « les cours de perfectionnement en yiddish » qu’elle allait prendre dès le lendemain.
    â€” D’où sortent-ils tout ça ? Je n’ai pas échangé une parole avec le photographe.
    â€” Ne cherche pas : c’est Metvei, assura fièrement Nadia. Il sait très bien y faire avec les journalistes. Tu verras, quand vous commencerez une nouvelle pièce, le Birobidjaner ne parlera plus que de ça pendant deux jours ! Ce qui compte, c’est que maintenant tout le monde te connaît.
    Quand Marina suggéra qu’elle aurait préféré rester inconnue pour quelques jours ou quelques semaines de plus, Nadia poussa des hauts cris.
    â€” Et pourquoi ? Tu devrais être très contente, au contraire. Tu es une actrice. Les actrices, c’est fait pour qu’on les admire. On rêve d’elles et on oublie la guerre ! À partir de maintenant, tu es notre nouvelle stern  !
    Des éclats de voix résonnèrent dans le couloir et la cuisine de la datcha : à leur tour, les femmes avaient découvert le Birobidjaner . La chambre de Nadia se remplit de rires. Les plaisanteries fusèrent.
    â€” Quand tu te seras un peu remplumée, Marina Andreïeva, tu seras la plus belle femme de Birobidjan. Les hommes vont faire la queue pour t’apporter des choux au théâtre…
    â€” Tu verras, ici, c’est le cadeau le plus précieux. Même pour les mariages, ils nous en offrent.
    â€” À moins que Metvei soit trop jaloux et l’enferme dans les loges !
    Nadia rougit. Les moqueries redoublèrent :
    â€” Nadia chérie, ton Metvei, il faut en rire ou en rêver.
    â€” Sauf qu’en rêver tout le temps, ce n’est pas sain !
    â€” Tu sais bien qu’il n’est pas pour nous, ton beau coq !
    â€” Pour la nouvelle star, c’est autre chose…
    Alors qu’elles apportaient du thé, l’une d’elles se mit à fredonner la chanson du fleuve Amour. Durant un instant, les rires cessèrent. Toutes ensemble, les yeux soudain brillants, elles reprirent le refrain :
    Â 
    Coulent, coulent,
    méandres de mon fleuve,
    hanches de la femme sans passé,
    eaux lentes du long amour,
    où se baignent les innocents.
    Â 
    Coulent, coulent,
    méandres de mon fleuve,
    hanches de la femme sans passé,
    eaux lentes du long amour
    où se noie le géant des illusions .
    Â 
    Deux jours plus tard, la ritournelle tournait encore au fond du cœur de Marina lorsque, dans la pénombre de la salle de théâtre, un homme se leva et l’applaudit.
    Une heure durant, solitaire, à la lumière des photophores de l’avant-scène, elle avait arpenté le plateau. En silence, avec le seul frôlement de ses pas pour accompagnement. Un étrange et puissant exercice mis au point par Mikhoëls et proposé par Levine :
    â€” Joue sans prononcer un mot. Pense les répliques, vis ton texte de l’intérieur. Qu’il te sorte par tout le corps sauf par la bouche. Bouge, déplace-toi comme si tu le jouais véritablement. Au millimètre près. Appuie un peu le jeu du visage. Rien qu’à te voir, on doit comprendre… On doit tout ressentir. Avoir envie de rire et de pleurer.
    Marina avait choisi le