L’Inconnue de Birobidjan
faisait du bien de raconter son histoire. Ce devait être vrai. Elle ne montrait plus rien de cette tension qui lâépuisait la veille. Elle offrait plutôt un air serein. Et assez de légèreté pour se payer la tête de McCarthy et de Nixon. Son regard revint sur eux.
â En réalité, Michael parlait très bien le russe. Et aussi le yiddish. Il faisait semblant dâapprendre. Tous les jours, il notait de nouveaux mots sur un carnet. Ensuite, il les prononçait mal pendant des semaines, sâaméliorait peu à peu. Ãa nous amusait. Il allait même à lâécole de yiddish. Je suppose que câest ce quâon enseigne aux espions, chez vous, non ?
Cette dernière phrase était adressée à OâNeal.
Depuis un moment, je gardais un Åil sur lâIrlandais de la CIA. Il avait été très attentif, prenant de brèves notes sur un petit calepin, pendant que Marina parlait. Une ou deux fois, il avait paru surpris. Il ôtait alors ses lunettes pour en essuyer les verres. Le genre de gars à les essuyer dix fois parjour, lâair négligent, mais sans perdre une miette de ce qui tombait dans ses oreilles.
Depuis que McCarthy était intervenu, il était beaucoup moins à lâaise. Il ne répondit pas à Marina. Il lança un regard noir au sénateur. Peut-être bien que McCarthy venait de faire une connerie. De poser une question quâil aurait mieux fait de garder pour lui.
Et, pas de chance, Wood ne sâétait aperçu de rien. Il crut bon dâinsister :
â Vous nâêtes pas là pour interroger les témoins, Miss. Monsieur OâNeal, lâagent Apron était-il au Birobidjan en 43 ?
OâNeal soupira.
â Monsieur, je ne suis pas autorisé à parler des missions de nos agents. Pas ici, en tout cas.
Ses yeux de myope se promenèrent sur la table des sténos, glissèrent sur Shirley pour sâarrêter sur mon visage. Je lui souris. Il détourna aussitôt la tête.
â Vous trouverez tous les éléments relatifs à cette mission dans le dossier que je vous ai fourni au début de lâaudience, ajouta-t-il.
Wood eut une moue embarrassée. Il tripota la grosse enveloppe restée devant lui, fut sur le point de lâouvrir pour consulter les documents. à son côté, McCarthy marmonna quelques mots à voix basse. Nixon sâinclina pour saisir lâenveloppe. Wood reposa sa paume dessus. Il avait encore envie de rester le maître de cette mascarade. Il se tourna vers Cohn, notre dandy de procureur, qui demeurait bien silencieux. Mais Wood nâeut pas le temps dâouvrir la bouche. Marina lança :
â Si ce monsieur, votre espion, ne veut pas répondre, moi, je peux. Câest bien ce que je dois faire ici, non ? Dire toute la vérité ?
Devant moi, Shirley et sa collègue ne purent retenir un gloussement.
Cohn sâexclama :
â Miss Gousseïevâ¦
â Je dois dire ce que je sais, non ? Câest vous qui me lâavez demandé. Vous mâavez fait jurer de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Sinon, je suis parjure, nâest-ce pas ?
Elle marqua un minuscule silence, comme avant le coup de grâce.
â Le russe, Michael lâavait appris à lâécole. à Berditchev, en Ukraine. Une ville où vivaient beaucoup de Juifs. Le yiddish, il lâa appris avec ses parents. Tous les Juifs de Berditchev parlaient le yiddish. Deux ou trois ans après la Révolution, son père est mort. Câétait la famine. Les Juifs mouraient beaucoup, à cette époque-là . Mais le père de Michael nâest pas mort de faim. La Tcheka lâa tué parce quâil avait volé des Åufs pour sa femme et pour son fils. Michael avait quatorze ans. Dès que cela a été possible, sa mère est partie avec lui pour lâAllemagne. Ils y sont restés trois ans. Il nây avait pas de travail. Ils ont pris un bateau et sont arrivés à New York. Dâabord dans le Lower East Side, puis à Brooklyn. Les Juifs dâUkraine y étaient nombreux. Ils sâentraidaient. La mère de Michael a retrouvé du travail. Elle brodait très bien. Michael a appris lâanglais. Ãa nâa pas été difficile pour lui : il parlait déjà le russe,
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