L'inquisiteur
étouffée. Elle l’accompagna jusqu’au
seuil du portail, le tint un moment enlacé, plaisanta sur sa bonne mine, puis
le laissa aller et regarda son haut corps vigoureux s’éloigner dans la
poussière de la place Saint-Étienne en rajustant ses cheveux blancs sous sa
coiffe et murmurant une prière éperdue, comme une mère qui ne sait pas où va
son fils.
12
Jacques Novelli arriva au couvent dans la première fraîcheur
du crépuscule et trouva ses moines assemblés autour de la table du réfectoire, récitant
debout le Notre Père devant leur quignon de pain et leur écuelle où fumait la
soupe. Il prit place parmi eux, baissa le nez, et comme les autres remua les
lèvres au bout de ses mains jointes, mais il ne pria pas. Quand ils furent tous
assis, une fois apaisés les murmures, les bruits de bancs et de tabourets, Novelli
leur demanda des nouvelles de leurs travaux avec une douceur enjouée à laquelle
ses frères n’étaient pas accoutumés. Plus rien, tout à coup, ne semblait peser
en lui, ni son ordinaire humeur sombre ni la tristesse du deuil qu’il venait de
subir. Il parla aimablement, s’intéressa aux réponses futiles avec autant de
bonté qu’aux soucis domestiques, et intervint avec une sérénité souriante dans
les quelques difficiles affaires de politique quotidienne et de préservation de
la foi qui préoccupaient ses gens. Les moines, habitués à la sécheresse de ses
paroles et à la rigueur de ses regards, répondirent d’abord à ses questions par
de grands bafouillements rougissants, en s’excusant de l’ennuyer avec leurs
petites peines, puis, le voyant si bien disposé et si fraternellement attentif,
ils osèrent des familiarités cordiales, et s’enhardirent bientôt à le féliciter
pour le bon temps qu’il avait pris à l’orme de l’Oratoire. Frère Bernard avait
raconté leurs agapes avant qu’il n’arrive. Novelli le vit, au fin bout de son
banc, agiter les mains devant la figure des parleurs, pour les faire taire. Sans
doute craignait-il que quelque insolence ne fasse retomber son maître en
fermeté revêche. Jacques le rassura en riant de bon cœur, et en invitant ceux
qui avaient un flacon ou un tonnelet caché sous leur paillasse à l’amener à
cette table pour que soit dignement célébrée l’infinie tendresse de Dieu. Quatre
moines se levèrent aussitôt parmi les gloussements et les hourras timides de
leurs compagnons, et coururent à l’escalier. Ils revinrent en agitant au-dessus
de leur tête des cruches et des gourdes, et se bousculèrent autour de Novelli, chacun
se disputant l’honneur de remplir sa timbale. Jacques les laissa faire avec une
indulgence de père environné d’enfants turbulents et très aimés, but quelques
gorgées et contempla paisiblement les figures épanouies de ses frères, leurs
regards brillants, leurs gestes humbles, soucieux de laisser pour l’autre assez
de vin. Il n’y en avait guère : on ne put remplir qu’à demi les gobelets, mais
le bonheur de ces hommes simples était plus radieux que devant un festin de
chapons rôtis et de parfums de vieille cuve. La seule prière que Jacques fit
dans son esprit, avant de les laisser à leur fête, fut pour bénir ces braves
gens et pour espérer qu’il serait un jour capable, lui aussi, de jouir comme
ils le faisaient des plus menus plaisirs de la vie avec cet air de goûter à des
merveilles.
Ni à l’angélus, ni à l’oraison nocturne, ni aux matines, le
lendemain, il ne pria. Il resta dans cette bonté vigilante, s’efforçant à
chaque instant de ne rien désirer que la volonté de Dieu, et de rester
accueillant, vide d’exigences ou de pensées troubles. En vérité, il ne fit qu’attendre
Stéphanie, et passa la nuit aux aguets, couché les yeux ouverts dans le noir, farouchement
agrippé à sa confiance. Il parvint à se convaincre que le maître de leur destin
les tenait tous les deux dans la même main, et que bientôt, d’un souffle de sa
bouche, il les réunirait. Il s’ancra dans cette certitude avec un fanatisme
superstitieux, craignant que le moindre doute ne dresse entre eux un obstacle
infranchissable, ou n’empoisonne le bon vouloir de Celui qui la poussait à sa
rencontre. Il engagea même sa vie sur ces retrouvailles prochaines. « Si
Stéphanie ne revient pas, se dit-il, je mourrai. » Il répéta ces mots à
voix haute afin que Dieu les entende bien et s’effraie du mal absurde qu’il
pouvait faire, mais aussitôt après pensa :
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