L'inquisiteur
jour de leur première
rencontre. Ils se précipitèrent ensemble l’un vers l’autre et s’étreignirent en
gémissant, s’écartèrent pour se toucher la figure comme s’ils n’en croyaient
pas leurs yeux et se jetèrent encore corps contre corps, ventre et visage, mains
affolées, avec de grands soupirs de jouissance douloureuse. Jacques lui
bafouilla en baisant son front, ses cheveux poussiéreux, qu’il avait failli
mourir de son absence. Elle ne répondit pas. Il la tint enfin au bout de ses
bras, la contempla, tout débordant de mots d’amour et de bonheur, et vit qu’elle
était en effet très lasse et malheureuse. Il s’empressa de la faire asseoir, prit
place en face d’elle, lui tendit le bol de lait qu’elle n’avait pas bu, en l’encourageant
d’un sourire. Elle posa les mains sur les siennes, les attira, disant, par les
yeux : « Toi, nourris-moi, abreuve-moi. » Il lui obéit, et elle
se désaltéra sans qu’ils cessent d’être joints. Puis elle l’abandonna, baissa
la tête. Alors ce fut lui qui prit ses doigts, et de son souffle les réchauffa.
Elle dit :
— Sais-tu ce qui est arrivé ?
— Je sais. As-tu vu ton frère ?
— Oui. C’est lui qui m’envoie.
Il la regarda, tout à coup méfiant et décontenancé. Elle eut
un air contrit, un élan apeuré, vint s’asseoir à ses pieds, posa sur lui la
tête en enlaçant ses jambes.
— J’espérais que tu viendrais sans que personne n’ait à
te pousser, dit-il.
— Quand j’ai rejoint le camp, il était trop tard. Les
deux prisonniers de Castelsarrasin étaient morts. Jean était agenouillé près de
leurs cadavres. Il priait. Alors je suis tombée à genoux moi aussi, devant lui.
Mon horreur de ce qu’il avait fait était si grande que j’aurais voulu l’étrangler
et mourir, mais je n’ai pas pu, je me suis agrippée à lui, je l’ai serré contre
moi en t’appelant de toutes mes forces, comme si la fin du monde nous tombait
dessus. Il m’était insupportable que tu ne sois pas là, avec moi, à cette heure
où je ne pouvais plus porter ma peine. Puis ce pauvre fou s’est mis à pleurer
contre ma joue. J’ai bien senti qu’il cherchait à se faire plaindre. La rage m’est
remontée au cœur, j’ai voulu m’arracher à lui, puisque je ne pouvais pas l’arracher
du monde, au moins lui crier que je ne voulais plus être sa sœur, mais je l’ai
consolé, je lui ai dit que je t’aimais, et que peut-être tu m’aimais assez pour
essayer de le sauver. Alors il m’a demandé de revenir vers toi et de te
supplier de lui pardonner sa faute. Je suis partie sans même prendre le temps
de manger un croûton de pain.
— Pauvre de toi, dit Novelli en caressant le visage
tant aimé. Pauvre de nous. Je ne peux plus rien pour ton frère.
— Je le sais, Jacques.
— Alors, que veux-tu de moi ?
— Je veux que tu viennes lui parler et le réchauffer, puis
que tu l’accompagnes où il ira. Je veux que tu n’aies pas horreur de lui et qu’il
le sente. Il ne faut pas qu’il meure abandonné.
— Toi seule peux l’aider, dit Novelli, cherchant à
grand-peine des mots de lumière dans sa poitrine. Tu l’aimes.
— Non, je n’en ai plus la force. Je n’ai plus que le
dégoût de sa vie, et la peur de sa mort. La seule bonté qui me reste en ce
monde, c’est toi.
— Moi, ta bonté ?
— Oui.
— Tu es meilleure que moi.
— Je ne sais pas. Quand je te demande de secourir mon
frère, c’est comme si je suppliais tout l’amour que j’ai d’aller vers lui, pour
l’apaiser.
— Comment faire, dis-moi, comment faire pour ne pas le
détester ? Comment faire ?
Il tendit ses mains impuissantes, incapables d’étreindre. Stéphanie
le regarda, essayant douloureusement de pousser hors d’elle de difficiles tendresses.
Ils s’efforcèrent ainsi un instant vers des bienfaits insaisissables, puis elle
répondit, offrant humblement les pauvres mots qui lui venaient :
— Tu lui diras que tu veux être son compagnon.
Il haussa les épaules, hargneux contre lui-même.
— Je mentirai. Je bavarderai sur la miséricorde de Dieu.
Je ferai des phrases bien tournées, mais creuses.
— Si tu sais qu’elles n’ont pas de sens, tu ne les
diras pas. Et si tu souffres de ne savoir rien dire, tu te tairas. Ton silence
sera bon. Ton silence ne mentira pas.
— Et s’il me parle de la misère de son âme ?
— Tu lui diras qu’un homme n’est pas la misère qu’il
porte,
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