L'inquisiteur
Palhat, ta femme t’attend, dit-il en remuant
son homme, d’une bourrade. Tu peux garder la mule que tu as trouvée.
Le rouquin se leva d’un bond, remonta ses chausses, le torse
bombé, l’air content. Novelli le raccompagna jusqu’au portail en chantonnant, le
bras autour de ses épaules. L’autre, ému par l’aisance familière de l’inquisiteur,
lui dit avant de le quitter qu’il était tout à son service, et prêt à courir
les routes aussi loin que monseigneur voudrait, pour peu, ajouta-t-il en
caressant l’air d’un geste rond, qu’on le laisse de temps en temps jouir d’une
bonne nuit de printemps dans le lit de son accueillante commère. Jacques le
regarda s’éloigner dans la ruelle, et comme l’autre se retournait pour un geste
d’au revoir, il pensa soudain que ce brave homme lui lâcherait peut-être ses
chiens aux trousses, s’il passait un jour devant sa porte, vêtu d’une pauvre
défroque de moine mendiant. Il en éprouva une mélancolie de grande solitude, et
s’en revenant par le jardin, il s’arrêta un moment à la chapelle pour se
raffermir le cœur.
Salomon d’Ondes vint le voir dans l’après-midi avec Vitalis
le Troué qui refusa d’entrer dans la bibliothèque, retenu sur le seuil par une
sorte de méfiance superstitieuse. Il ne fit qu’avancer la tête, du pas de la
porte, pour regarder en grimaçant comiquement les livres entassés de-ci de-là, et
les murs comme s’il craignait d’en voir sortir d’infréquentables fantômes. Il
prétendit que ces lieux, apparemment empreints de gravité studieuse, étaient en
vérité d’une très dure méchanceté, et qu’il fallait être un inquisiteur bien
endurci pour ne point percevoir leur malfaisance, puis laissa le passage à Salomon
avec un grand soupir d’apitoiement, et s’en fut vers le jardin, appelant frère
Bernard Lallemand à grands cris, et faisant sonner des deniers dans sa main.
Dès que Novelli fut seul avec le juif, il s’empressa de le
débarrasser de son manteau en lui disant qu’il avait fait, tout à l’heure, à la
chapelle, une importante découverte. Il avait l’air impatient de la lui confier,
mais tant que l’autre ne fut pas assis, et qu’il ne fut lui-même attablé, il
retint les mots qui faisaient frémir ses lèvres et briller ses yeux. Quand ils
furent face à face, il attendit encore avant de parler, jouissant de l’air
intrigué de son compagnon, puis il dit, croisant les doigts :
— Je crois, mon bon frère, que vous êtes chrétien.
Salomon haussa les sourcils, l’air étonné, ses joues
rosirent. Il laissa aller un rire silencieux et très railleur.
— Ne vous moquez pas, lui dit Novelli. Après les
funérailles de mon oncle, vous êtes venu m’offrir votre compassion comme aurait
pu le faire le plus saint de mes frères. Peut-être ne le savez-vous pas, mais
en cette circonstance vous avez été sans aucun doute inspiré par le Dieu d’amour
qui me brûle l’âme, et que le Christ a fait descendre sur Terre, pour notre
salut.
— Croyez-vous que l’on ne sache pas aimer dans le
langage des synagogues ? demanda plaisamment Salomon.
— Si vous étiez tout à fait juif, dit Novelli, s’exaltant,
vous chercheriez à me tenir à distance, à m’embobiner interminablement. Vous
feriez le rusé, vous n’auriez pas au cœur ce feu que je vous sens. À travers
moi, qui ne suis rien, Dieu vous tente, Salomon, Il vous attire, Il vous émeut,
je vous le dis.
— Je suis peut-être un homme aventureux qui ne peut
résister au désir de porter sa chandelle dans le cœur des autres et se laisse
prendre à des pièges dont il ignore la machinerie, voilà tout. Maître Novelli, ajouta-t-il
en baissant la voix, Dieu a besoin de pénombre. Il est fragile comme les songes.
Vous L’effrayez, vous parlez trop de Lui.
Novelli réfléchit, les yeux vagues, puis :
— Peut-être pensez-vous que je dois me préoccuper de Le
nourrir en moi pour qu’il grandisse, et me déborde, et vous atteigne, sans que
rien ne soit dit.
— Dieu s’évapore, dès qu’on Le veut saisir, maître
Novelli.
— C’est vrai. Il est une sorte d’allégresse sans raison,
dit Jacques.
— Une allégresse assez solide et fine pour traverser
les douleurs du monde.
Novelli regarda un moment ses mains croisées sur la table, leva
le front. Il dit enfin, se torturant les doigts, avec un sourire contraint :
— J’aime votre compagnie, Salomon. J’aime aussi beaucoup
votre savoir.
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