L'inquisiteur
Il est imprécis, et pourtant il me semble juste. Il me fait du
bien. Mais parfois j’ai peur, en vous écoutant, de tomber en hérésie.
Salomon d’Ondes se mit à rire si haut et si librement que
Novelli en fut un peu fâché, et se renfrogna. Alors le juif se pencha au-dessus
de la table et lui serra les épaules avec une chaleur vigoureuse.
— Ne craignez rien, dit-il. S’il le faut, je veillerai
à ce que vous restiez en chemin droit. Catholique vous êtes, catholique vous
resterez, parole de philosophe.
— Ne riez pas si fort, dit Jacques. Les gens du couvent
nous croient en train de débattre de hautes questions théologiques. Je suis sûr
qu’à l’heure présente il en est qui prient pour m’aider à triompher de vos
résistances. Mais je n’ai pas de force, devant vous.
— Aimez votre faiblesse, maître Novelli. Elle est d’un
homme bon.
— Non, elle est d’un mauvais moine. Vous m’avez
convaincu de renoncer à mes pouvoirs. Je l’ai fait, vous ne risquez plus la
prison. Mais depuis que j’ai décidé de me faire mendiant, je me sens plus
solitaire que je ne l’ai jamais été, et incapable de combattre pour ma foi.
— Je fus longtemps ainsi, répondit Salomon. Au temps où
j’étudiais la médecine en Espagne, j’ai vécu plus d’une année avec une
guérisseuse qui pratiquait l’art des essences et savait la bonne façon de cuire
certaines décoctions rares. J’étais à cette époque un juif de stricte religion,
et venant à elle je ne désirais apprendre que ses recettes, pour mieux soigner.
Mais l’amour m’a pris, et m’a fait connaître ce que je n’étais pas venu
chercher. Je n’ai jamais su quel était le Dieu de cette femme. Peut-être
était-elle sorcière. Autant que je me souvienne, elle ne m’a jamais dit que des
choses simples, des évidences que je croyais ignorer, et de belles paroles d’amante.
Pourtant, elle m’a appris tout ce dont je suis sûr, aujourd’hui encore, et que
je ne saurais clairement exprimer. Ce fut un temps d’abandon prodigieux, maître
Novelli, et certains soirs de grande nudité d’âme et de corps, j’ai eu le
sentiment de goûter le plus profond savoir de la Terre. Quand j’ai repris ma
route, la vieille foi de mon père ne m’importait plus guère, j’étais comme vous
l’êtes, paisible, solitaire, et je sentais cela que nous appelons Dieu non plus
hors de moi mais au plus palpitant de ma chair, aussi précieux qu’une épouse, aussi
humble et fragile qu’un enfant. J’étais devenu, je crois, un vrai vivant.
Novelli, la bouche arquée, les sourcils froncés, s’était
lentement raidi, tandis que Salomon parlait. Il dit, ruminant une grande
émotion :
— Pourquoi me parlez-vous de vos amours ? Que
savez-vous donc de moi ?
— Ce que l’on peut savoir du Grand Inquisiteur de
Toulouse, rien de plus, répondit Salomon avec un air de parfaite sincérité. J’ai
voulu vous dire que je fus longtemps perdu, et que ce fut, au bout du compte, une
bénédiction. Vous ai-je scandalisé ?
— Non. Pardonnez-moi. Vous avez touché à ma vie, en
croyant raconter la vôtre.
Ils restèrent à se regarder en silence, le temps que Salomon
d’Ondes apprenne et mesure la passion que Jacques Novelli éprouvait pour une
femme dont le nom hésita longtemps sur ses lèvres.
— Elle s’appelle Stéphanie, dit-il enfin. Elle est la
sœur de Jean le Hongre, mais elle est bonne, Salomon, elle est bonne et belle. Si
elle a suivi ce tueur de juifs, ce ne fut que pour tenter de sauver son âme, je
vous le jure. Oh certes, elle ne connaît rien aux médecines, mais elle est
pourtant guérisseuse, elle aussi.
Il se tut, rougissant, bafouillant. Salomon lui tint les
mains pour l’aider à se délivrer de ce fleuve de paroles qui lui mouillait les
yeux, mais Jacques renonça à parler d’elle plus avant.
— Je lui ai promis d’aider son frère à mourir, si je ne
pouvais faire qu’il vive, dit-il. J’irai bientôt le rejoindre en Lauragais.
Salomon contempla l’ombre, au loin, puis un sourire lui vint.
Il dit :
— Si vous voulez de moi, je vous accompagnerai.
Novelli resta bouche bée, les yeux ronds. Le juif haussa une
épaule, pencha la tête de côté avec un grand sourire faussement contrit.
— Hé, je suis aussi fou que vous, Jacques, dit-il. J’ai
envie de savoir si je suis capable d’embrasser ce monstre qui m’a fait si peur.
Ils décidèrent ainsi de partir ensemble et sortirent au
jardin où
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