L'inquisiteur
éprouva pour cet homme une
affection obscure et trouble. Sa fin prochaine, inévitable, ne l’attristait pas,
ni ne le réjouissait. La pensée de Jean le Hongre marchant au massacre faisait
simplement monter dans son cœur une belle et forte émotion fraternelle où les
affres de son supplice n’avaient aucune part, comme si la mort n’était pas plus
effrayante qu’un gué de rivière sur un long chemin commun.
— Regardez ces moineaux, dit Palhat, le doigt tendu
vers une branche haute. Ils se disputent un ver. Voyez comme ils se parlent.
Il se mit à imiter leur pépiement entre ses dents jaunes. Novelli
le poussa du coude en riant.
— Raconte-moi donc ce que tu as appris au camp des
Pastoureaux, dit-il. Plus tôt tu auras fini, plus tôt tu reverras ta femme.
Le rouquin, l’air soudain très gourmand, regarda son maître
en se frottant vigoureusement les pognes. Jacques vit dans ses yeux de si
franches et joyeuses paillardises qu’il ricana et leva la tête pour contempler
les oiseaux.
— Quand madame Stéphanie eut quitté notre campement, dit
Palhat, Jean le Hongre a chargé le prêtre et le viguier morts au travers de son
cheval et s’est mis en marche vers la Selve, où sont des bois très touffus. Sa
troupe l’a suivi en silence et tête basse sous le vent. J’en étais. Les hommes
traînaient le sabot, ils portaient leurs faux et leurs fourches d’aussi mauvais
gré que des serfs, et les femmes priaient en chemin, non point pour l’âme des
deux morts, mais pour leur propre salut. À mon avis, monseigneur, ces gens ne
croient plus en leur bonne étoile. Ils sont assez désespérés pour se rendre
sans combattre à la première troupe qui leur viendra devant.
— Si j’allais seul à leur rencontre, crois-tu qu’ils m’accueilleraient ?
— Ces malheureux vous baiseraient les mains, maître
Novelli. Ils vous recevraient, assurément, comme un sauveur. Vous êtes
maintenant très puissant. Tout le monde dit que vous serez bientôt évêque.
— Continue, mon âne, dit Jacques en riant tout doux.
— Nous sommes entrés dans la forêt comme il commençait
à pleuvoir, et nous avons marché sous le couvert jusqu’à une clairière où le
Hongre a fait halte en disant qu’il voulait célébrer une messe pour ses défunts
assassinés. Il a donc couché les cadavres sur l’herbe et nous a ordonné de nous
agenouiller devant eux, parmi le pré, malgré l’averse, mais aucun n’a obéi, nous
sommes tous restés à l’abri des feuillages comme si nous ne l’avions pas
entendu. Alors il a dit tout seul l’office, et c’était une grande pitié de l’entendre
chanter des cantiques funèbres sous cette bonne pluie de printemps qui lui battait
le corps et le faisait tout pâle et détrempé comme un noyé. À la fin, il nous a
fait un discours. Nous étions loin de lui, serrés autour des arbres, frileux et
mal vivants. Le pauvre, avec ses deux trépassés allongés derrière lui, semblait
ne parler à personne au milieu de la clairière déserte : nous l’écoutions
comme des brigands cachés. Il a dit que désormais nous irions droit au sud, jusqu’à
la mer, sans passer par aucune ville. Il a dit qu’au premier port rencontré
nous volerions de grands bateaux, et nous irions en Terre sainte comme de bons
pèlerins. Il a dit aussi que là-bas était le désert où Jésus-Christ avait
vaincu le diable, et qu’en ce désert il fonderait, entre le ciel nu et la terre
nue, le plus pur monastère du monde, où ceux qui voudraient le suivre verraient
Dieu tous les matins. Mais je ne crois pas qu’il parvienne jamais en ce lieu
étrange, car même si les soldats du sénéchal de Toulouse ne l’arrêtent pas, il
tombera de fatigue avant d’être parvenu en vue de la côte, et sa troupe se débandera.
Hier, il n’a pas pu enterrer ses morts, tant il toussait et tremblait. Des
enfants de sa bande l’ont fait à sa place, et j’ai planté des croix de branches
sur les tombes, tandis que les autres reprenaient la route. J’ai pu ainsi m’en
retourner sans que personne n’y prenne garde.
— Sais-tu quel chemin ils comptent suivre, ces jours
prochains ?
— S’ils font ce qu’a dit le Hongre, il n’en est qu’un, monseigneur :
celui du Lauragais. Ils éviteront Carcassonne et tenteront d’atteindre Narbonne
par la vallée de l’Aude et les Corbières.
Jacques resta un moment recueilli, pensant à ce voyage qu’il
lui fallait faire, puis :
— Va vite,
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