L'Insoumise du Roi-Soleil
beau climat du Chapeau-Rouge. Les négociations étaient menées bon train et saluées par de grands coups de chopine que l’on avalait cul-sec. On se poussa pour nous accorder une petite place. Il y eut des sourires. Puis on nous oublia. On trouvait mieux à faire que d’espionner son voisin. François se leva aussitôt en s’excusant. Il devait parler au tavernier et en profiterait pour saluer ses amis qui lui envoyaient des signes et me désignaient en formant de l’œil des points d’interrogation. Je crois surtout qu’il voulait mettre de l’ordre, et s’éviter ainsi de nouvelles questions sur la gent féminine qui peuplait ce pays.
À côté de moi, deux hommes élégants discutaient fort civilement et sans aucune gêne. Pendant que mon regard partait à la découverte, mon oreille suivit leur débat. Il me fallut peu de temps pour comprendre que l’un était huguenot et l’autre catholique. Le premier était grand et maigre. Ascète le qualifiait mieux, comme en témoignaient ses vêtements passe-muraille et ce fin collier de barbe qui complétait l’austérité de son visage. Il se tenait droit, les mains posées sur la table. Le second, replet et plutôt petit, gesticulait, s’agitait sans cesse. Chacune de ses phrases était accompagnée d’un mouvement du corps en avant. Et sa tenue rouge flamboyant achevait de les différencier. Pour autant, les deux s’entendaient-ils mal ? Pas le moins du monde. Leur seul souci commun était ces bruits, ces alertes, ces signes qui confirmaient la fin de la Paix de l’Église.
— J’ai entendu pire, fit le catholique. À Marseille, les protestants sont mis aux galères et on les oblige à s’agenouiller pendant la messe.
— C’est contraire à la foi du protestant, s’insurgea le second.
— Ceux qui refusent sont fouettés au sang.
— L’unité religieuse ! soupira le huguenot. Le roi pense que cet ouvrage lui est inspiré par Dieu...
— Et ce n’est pas son confesseur qui l’en dissuadera. Chaque vendredi, il lui assène son sermon. Il l’invite à tourmenter les jansénistes de Port-Royal.
Le protestant leva son verre et salua son compagnon :
— Ta tolérance est un don de Dieu. Pourquoi tous les catholiques ne sont-ils pas ainsi ?
— Ce mot, tolérance, est déjà hérétique. Sais-tu que, par provocation, j’ai envisagé de me convertir au protestantisme !
— Prends garde ! Le roi l’a interdit et ce n’est qu’un exemple des persécutions dont nous sommes victimes. La liste des métiers dont on nous écarte ne cesse de s’allonger. Une simple sage-femme ne peut avouer sa foi protestante...
— Et j’ai entendu que Louvois encourage les dragonnades.
— Tu dis vrai. Mon frère vit en Poitou et il est comme moi protestant. Il m’a écrit que l’intendant René de Marillac, avec la bénédiction de ce triste Louvois, l’obligeait à héberger six dragons royaux. Contraint et forcé, il vit avec ces gens de guerre qui se montrent brutaux et sauvages. Les dragonnades existent bien. Ils violent les filles de sa ferme, détruisent, saccagent, volent, pillent ses biens. C’est si grave qu’il envisage de s’exiler.
— Alors, il perdra tout. Son domaine lui sera confisqué. Le roi l’a décidé.
— L’édit de Nantes est en train de mourir.
— Et la liberté aussi.
Ils soupirèrent et se turent. Leurs yeux s’échappèrent dans le vide. Ils étaient deux nomades, perdus dans le plus aride des déserts, et ce qui les unissait ressemblait à la peur. Je ne m’étais pas mêlée à leur conversation, mais je la comprenais et j’en partageais les effets. Je me sentais comme eux, proche d’eux et de ce royaume dont François me semblait être mon roi. J’aimais cette rue, ces gens, leur souffrance et leur joie. Je retrouvais un peu de l’esprit de Saint Albert. Et mon âme s’échappa vers mon père. Je voulais qu’il soit là pour voir mon bonheur et pour le partager. Mais l’intolérance dont il était lui-même le persécuté nous empêchait de rire ou simplement de nous serrer l’un à l’autre pendant que François, nous faisant face, aurait cherché à être brillant et à le convaincre qu’il était le fils qu’il attendait. Comme au cours de la nuit qui avait suivi ma rencontre avec la devineresse, la douleur revint. Nous étions tous les victimes de la barbarie. Mon père, François, Eva del Esperanza, les filles de la Miséricorde et maintenant ces deux amis chaleureux et sincères. En ce lieu
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