L'Insoumise du Roi-Soleil
amoureux et il ne peut y avoir de plus beau bonheur.
Son cœur se souleva. Eut-elle envie de parler, de se confier, simplement de pleurer ? Elle y renonça brusquement. Sa tristesse allait au-delà.
— Adios ! lança-t-elle enfin d’une voix enjouée, mais sa joie était fausse. Prenez soin de François. Et toi, veille sur Hélène. Tu ne rencontreras pas deux fois une telle chance.
Elle tourna le dos et s’échappa dans la rue Mouffetard. Sa silhouette élancée transperça la cohue joyeuse dont chacun, ici, semblait se nourrir.
— Eva est une femme singulière, glissa François.
— Et très belle, ne pus-je m’interdire de glisser.
— Elle vous l’a dit, s’agaça-t-il, nous ne sommes qu’amis.
Je boudais encore.
— Il faut me croire, Hélène. Sinon, plaisanta-t-il gentiment, il ne peut y avoir d’estime mutuelle.
— Alors, dites-moi tout ce que vous savez sur elle. Elle cache un secret, n’est-ce pas ?
Il acquiesça en silence.
— Quel est-il ? insistai-je en me serrant contre lui.
— Elle est, commença-t-il, la fille d’un prince proche de Charles II. Son destin était d’épouser un Grand d’Espagne, un seigneur puissant. Mais son cœur avait choisi un homme dont le nom et les origines ne convenaient pas. Les deux amants décidèrent de fuir. Eva partit la première. Antonio, celui qu’elle aimait, devait la rejoindre. Mais sur ordre de son père, il fut assassiné. Depuis, elle se cache parmi nous.
— Son deuil se lit dans son regard.
— Chacun tente de lui venir en aide.
— Est-ce vraiment toujours ainsi dans votre Royaume ?
— Ici, la tendresse vient au secours du chagrin. Ici, vous ne trouverez que des personnes aimantes et sincères, car elles possèdent peu, mais connaissent la valeur d’un sentiment. Et tout ce que je viens de dire s’applique à moi. Car c’est ainsi que je conçois le bonheur.
— Montrez-moi encore ce paradis...
Le marché des Patriarches était grand ouvert. Les étals des marchands regorgeaient de fruits parfumés et de belles poulardes, de chapons dodus, de faisans, de perdrix rouges qui se serraient en attendant que la fatalité les soumette à la gourmandise des mégères. L’odeur des lèches-frites et des rôtisseries surmontait le parfum du cuir que l’on séchait dehors. Le nez se dirigeait vers la porte des tavernes restées ouvertes. Bientôt, le regard suivait, attiré par une armée de mirlitons qui, houspillés par leur maître, arrosaient de sauce et tournaient vivement les volailles dont la peau dorée et craquelée par la braise faisait gémir l’estomac. La faim tenaillait la rue. Déjà, les tables accueillaient les premiers convives.
Plus loin, drapiers et teinturiers, attirés par la réputation des Gobelins, expliquaient la cherté de leurs étoffes, tissées dans la soie et dans le lin, par le métier des manufacturiers qui obligeait à l’emploi de nombreux ouvriers qualifiés. Seul le passage des archers du prévôt, dont on craignait qu’ils réclament gabelle, calmait l’ardeur marchande des drapiers. Les pièces d’une livre filaient dans la bourse et l’on faisait mine de rien en espérant qu’ils partiraient, cédant à la tentation d’entrer à la Grosse Armée, à l’Arbalète, au Château Saint-Ange, aux Trois-Barbeaux, à la Bonne Eau, au Paradis-Terrestre où coulait à flot le vin de Montmartre et où se mangeaient les tripes fraîches lavées tout près, au Pont-aux-Biches, dans le cours d’eau de la Bièvre.
François nous fit encore gravir la rue Mouffetard et s’arrêta devant l’entrée du Chapeau-Rouge. On y mitonnait du civet. Odorant et fleuri. Nous entrâmes. Une suie, chaulée par les milliers de gibiers aillés et cuits depuis la nuit des temps, recouvrait les murs d’une patine chaude et accueillante. Le sol, dallé d’un granit fraîchement lavé à l’eau claire, s’attendrissait et se colorait aux rayons d’un soleil d’automne caressant et paisible. Les tables, tassées les unes aux autres tant le banquet s’annonçait triomphal, étaient occupées par des commerçants et des voyageurs venus faire emplette.
Ce repas se voulait un moment de fête. On se frottait les mains en pensant à l’assiette copieuse qui ne tarderait pas à venir. On calmait son impatience en riant, en se tapant sur l’épaule. Les visages rougissaient de plaisir, les bonnets glissaient dans la poche des manteaux qu’aussitôt on abandonnait. La chaleur humaine se mettait à l’unisson du
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