L'Insoumise du Roi-Soleil
cœur même des ombres du pouvoir et du royaume, au centre des coulisses où tout se joue, se sait et se règle, prononcer ce mot, « jésuite », revenait à ouvrir la boîte de Pandore. Qu’en sortirait-il ? Les Compagnons de Jésus étaient à la fois craints et respectés. Et pour se représenter leur puissance, il suffisait de savoir qu’ils détenaient la fonction hautement politique de confesseur du roi.
Entendre le roi est une chose. Le conseiller, une autre. Or les rencontres du vendredi matin avaient cet objectif. On mesurera l’importance du confesseur du souverain en se souvenant qu’au cours de ces entretiens privés se décidaient les nominations des évêques de France, le Royaume bénéficiant d’une exception toute gallicane. Le roi désignait les princes de l’Église, et le pape, enrageant, les entérinait. Si bien que le Vatican ne régnait pas en France. Mais qui alors ? Le roi ou les jésuites ? Quelle était la puissance de ces derniers ? Conseillaient-ils ou contrôlaient-ils désormais les consciences ? On pouvait s’interroger en étudiant le sort de leurs adversaires. Les jansénistes de Port-Royal se voyaient accusés de sentir l’hérétique. Ils critiquaient l’arbitraire royal, s’en remettaient à Dieu plutôt qu’à l’homme (au roi ?) pour décider de leur destin et surtout, ils étaient brillants, séduisants. Ils plaisaient à la noblesse autant qu’à la bourgeoisie mais leur faute la plus grave consistait à faire concurrence aux jésuites. Les oratoriens commettaient la même erreur. Fondé par le cardinal Pierre de Berulle, cet institut était l’autre rival de la Compagnie de Jésus. Leur crime ? Aimer Descartes et fréquenter les adeptes de Port-Royal. Pourchassés, menacés par de nombreuses lettres de cachet, ils avaient obtenu une sorte de grâce royale négociée par le père de Saillant, mais ce n’était qu’une parenthèse dans la paix de l’Église puisqu’il se savait que les jésuites agissaient auprès de Louis XIV pour obtenir leur sacrifice. Au nom de quoi ? De l’unité de la foi. Mais surtout parce que le pouvoir, par définition, ne se partage pas.
Quand vint le temps de coloniser les âmes de la Louisiane, les jésuites se crurent les mieux placés pour organiser cette immense tâche qui ne pouvait qu’ajouter à leur prestige et à leur grandeur. Mais une rivalité naquit entre eux et les missions étrangères, puis les capucins, ordre issu des franciscains dépendant directement du pape. La foi n’en sortit en vérité pas grandie. Cherchait-on, par ces querelles, à affaiblir l’ordre des jésuites et à obtenir ainsi en Louisiane, terre d’avenir, une sorte de partage du pouvoir spirituel , désormais impossible en vieille France ? La perspective terrifiait mais paraissait plausible. Dès lors, pouvait-on imaginer une alliance des capucins avec les ennemis des jésuites, chacun y trouvant son intérêt ?
— Je m’en tiens aux faits, dit La Reynie quand je soulevai cette hypothèse. Nous avons un oratorien et un janséniste. Tous deux sont les ennemis des jésuites. Et je vois qu’en Louisiane, les capucins s’opposent aux jésuites. Ainsi, et si j’en crois la logique, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Ces deux hommes ont-ils favorisé l’influence des capucins au détriment des autres ? Ont-ils fait l’objet d’une vengeance personnelle ayant trait à leurs opinions religieuses, sans que soit mise en cause une congrégation ? Peut-on même croire à un crime dont le dessein serait religieux ? Vous m’en avez donné l’idée, mademoiselle. Et si je la redoute, mesurant ce qu’elle représente en danger, l’honnêteté m’oblige à en parler. C’est pourquoi je vous la soumets.
« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis... » S’appuyant sur cet adage, La Reynie imaginait l’alliance des oratoriens et des jansénistes contre les jésuites. Ce raisonnement se tenait, mais je le trouvais primaire, grossier, simpliste, un peu comme ces crimes évidents dont le lieutenant de police nous avait confié qu’il faisait son commun. Versailles me semblait plus complexe. Et l’on m’avait mise en garde, la cour et les courtisans ne cheminaient pas toujours logiquement. Un front uni contre un même adversaire ? Cette hypothèse ne s’appliquait peut-être pas à ces lieux et à ceux qui les habitaient. En revanche, La Reynie venait d’ouvrir une nouvelle piste. L’argent n’était plus le mobile des crimes. Il
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