L'Insoumise du Roi-Soleil
c’est dit, je serai votre valet.
— À l’instant, tu venais m’offrir tes services. Maintenant, tu t’arranges pour me faire croire que j’ai déjà pris ma décision. Ta cervelle me semble en effet plus agile que tes mains.
— Il faudra de l’esprit pour servir monsieur le comte. Je tenterai d’apprendre. Je le ferai avec cette égale franchise qui m’a poussé à lui avouer que je n’étais pas à ma place. Je n’ai pas la naissance et, pour seule qualité, je lui offre cette loyauté qui m’a incité à me montrer tel que je suis : rond en apparence, mais carré au fond de moi. Et fidèle à jamais.
Le jour même, Jean-Baptiste entrait au manoir de Saint Albert.
L’entretien que je viens de rapporter se déroula voilà vingt ans. Je puis le relater car tant mon père que Bonnefoix me le racontèrent plus de cent fois avec force détails. Et s’il y eut parfois quelque variante, la morale de cette histoire fut toujours la même. Aucun des deux ne l’ont, depuis, regretté.
La disparition de ma mère avait rapproché les deux hommes qu’un simple titre semblait désormais distinguer. Mais ce n’était qu’un mot, qu’une particule. Confident et protecteur, Jean-Baptiste Bonnefoix jouait un rôle bien plus grand que sa fonction. En vouant sa vie au comte de Saint Albert, il avait tenu sa parole. En retour, mon père l’appréciait moins en valet qu’en ami. Cependant, Jean-Baptiste Bonnefoix s’était toujours refusé de se voir autrement qu’en serviteur. Il vouait une admiration sans limite à son maître et le considérait comme tel.
Au cours des vingt années qui suivirent leur première rencontre, Jean-Baptiste se fondit dans l’ombre de mon père. S’ils visitaient le domaine, Bonnefoix marchait à ses côtés, jetant un œil partout, comptant les bêtes, plissant le sourcil quand la récolte lui semblait trop faible ou le raisin par trop peu vendangé, recueillant en retour les doléances, s’informant des naissances, menant son enquête auprès de nos gens. De quelle misère souffraient-ils ? À l’inverse, allaient-ils bien ?
S’il fallait porter une lettre à une femme ou occuper le mari soupçonneux venu en visite, Bonnefoix s’exécutait. S’il fallait faire l’idiot – Non, le comte n’est pas là. Et qu’y puis-je ? Moi, je ne sais rien – le gros homme savait s’y prendre, se voûtant pour paraître plus petit, posant sans bouger devant la porte, gardant les bras ballants, soufflant à fendre l’âme, tendant l’oreille pour compatir à la tristesse de l’intrus.
Il faisait si peine à voir et semblait si misérable, quand il baissait les yeux pour ne regarder que ses pieds placés en dedans, que le sire trompé en venait à croire que sa propre tragédie n’était rien à côté de celle de ce valet idiot. Sans conteste, Molière aurait applaudi ce Sganarelle 2 .
Combien d’histoires ai-je appris sur mon père en le questionnant lorsqu’ils revenaient tous deux de voyage. Leurs chevaux approchaient. J’abandonnais le savant Blois. Je descendais en courant. Mon père me serrait dans ses bras. Jean-Baptiste riait aux éclats. Il parlait de ma mine éclatante et de mes cheveux si fins, il jurait que j’avais encore grandi et qu’il lui faudrait bientôt un escabeau pour me baiser le front. Je le prenais par la main et l’entraînais dans notre cuisine. Berthe était de bonne humeur. Elle s’activait, mais cette fois en silence. Nous partions au théâtre. Les trois coups retentissaient. Jean-Baptiste racontait les exploits de Pierre de Montbellay et de son fidèle valet. Et son bonheur faisait le nôtre.
— Que pourrais-je espérer de mieux, mademoiselle Hélène ? Né à Saint Albert, dans ce paradis de douceur et d’amour, j’ai vécu auprès d’un seigneur qui m’a nourri et respecté plus encore qu’un père. J’ai grandi en connaissances. Désormais, je sais lire et compter. J’ai vu Versailles. J’ai même aperçu Louis XIV... Combien d’autres que moi peuvent prétendre à autant ?
Mais ce jour-là, ressassant ses incursions au palais du roi, Jean-Baptiste se mordit les lèvres. L’hiver semblait précoce en cette année 1682. Mon père se morfondait à Saint Albert. Pour moi, Versailles était devenu un rêve inaccessible.
— Pardonnez-moi... Je mériterais d’être rossé : plus je parle et plus je vous donne envie. Pourquoi me faut-il toujours dire ce qui ne convient pas ?
Il prit cet air de chien battu qui lui
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