L'Insoumise du Roi-Soleil
aurait ouvert les plus grandes scènes.
— Trop tard, Bonnefoix ! Le mal est fait. Par ta faute, mon cœur saigne...
Et je portai les mains au visage poussant la comédie jusqu’à gémir.
Berthe tomba dans mon piège.
— Jean-Baptiste ! Tu n’as pas changé depuis vingt ans. Aussi maladroit avec les femmes que tu l’étais aux champs. Dans quel état as-tu mis notre pauvre demoiselle !
Berthe quitta ses fourneaux et s’avança en furie, le maudissant. Je mis fin à sa peine en relevant le visage. Elle vit que je souriais.
— Quand cesserez-vous de me faire tourner en bourrique !
— Es-tu d’accord que tout cela est la faute de Bonnefoix ?
— Oui, rugit Berthe en posant les mains sur ses hanches.
— Pour sa punition, il nous racontera de nouvelles aventures à la cour du Roi-Soleil...
Berthe s’essuya les mains sur sa jupe et tira aussitôt un tabouret. Elle s’assit. Le bois grinça. Jean-Baptiste me regarda avec tendresse. Puis il se mit en condition. Il devenait conteur. Mais il tourna encore la tête derrière lui. Pas d’intrus à l’entrée. Il pouvait commencer son numéro :
— Versailles ? Mais ce sujet est aujourd’hui interdit, souffla-t-il. Vous le savez, mademoiselle Hélène...
— Qui l’apprendra ? Ce château baye aux corneilles.
Il lança un regard soupçonneux vers Berthe. C’était un jeu convenu entre nous deux.
— Crois-moi, Jean-Baptiste. Si on la torturait, elle ne parlerait pas...
— Et il n’est pas né celui qui y parviendra, lança-t-elle en brandissant un couteau luisant de graisse...
— Et mon père, repris-je, peint dans sa chambre. Parle-nous de Versailles, je t’en prie. Pourquoi devrions-nous détester ce palais et tous ses habitants ?
Bonnefoix se gratta la gorge et gonfla ses gros poumons. Ses yeux souriaient déjà :
— Nous commencerions par quoi ?
— Comme d’habitude. Par le début. Les grilles... L’entrée !
Et sans se faire prier, Bonnefoix s’exécuta :
— Elles sont dorées à l’or fin. Peut-on imaginer cela ?
— Nous le savions déjà. Du nouveau, par pitié !
— Les grilles, en effet, ce n’est pas le plus impressionnant...
— Quoi encore ?
— Ai-je parlé de la foule ? Paysans, commerçants, soldats et noblesse se mêlent, se saluent et se frottent au petit peuple de Paris venu chercher Fortune. Ici, tout se vend et s’achète. Rubans, perruques, épées d’apparat... Mais déjà on pousse les étals. Les marchands cèdent la place aux maquignons. Il faut donner à manger et à boire à plus de trente mille sujets. Imaginez-vous ces troupeaux de bœufs qu’on conduit à l’abattage, ces charrettes de légumes et de fruits, ces barriques de vin qui roulent... Les odeurs piquent le nez, les oreilles bourdonnent. C’est une armée immense qui hurle et se presse pour voir Versailles. Ah ! Mais qu’y a-t-il derrière moi ? Qui menace de m’écraser ? Ce sont les mousquetaires de la Maison du Roi ! Ils sont à cheval. Ils veulent entrer les premiers. Et là, à trois pas de moi, qu’y vois-je ?
— Laisse-moi deviner. D’Artagnan !
— Charles de Batz, le comte d’Artagnan ! Le capitaine des mousquetaires. Oui, en effet, et lui-même en personne ! C’était en 1672, je crois. Peu de temps avant que notre maréchal de camp ne parte en guerre...
— Et ne meure à Maëstricht... Tu m’en as parlé déjà. Quoi d’autre, encore ?
— Il se pencha vers moi et de sa voix de Gascon, ce gentilhomme me demanda de prendre les rênes de sa monture. J’avais les yeux à hauteur de ses bottes et son épée, qui battait les flancs du destrier, brillait plus qu’une pièce d’or jaillissant de la forge de Nicolas Flamel 3 à propos duquel je dois ajouter que j’ai rencontré son plus fidèle disciple, un jour, dans les rues de Paris. Vous ai-je raconté ?
Sans attendre notre réponse, il reprit :
— Le pont en bois que l’on appelait, selon les jours, Barbier, pont Rouge, pont des Tuileries ou pont Sainte-Anne 4 ne cessait de subir les outrages des hommes et de la nature. Tantôt on l’incendiait, tantôt la crue de la Seine emportait ses arches. Si bien qu’il devint impraticable pour les voitures. On le traversait à pied et moyennant un double par homme, femme ou enfant et un double encore pour chaque cavalier et son cheval. Voyez ce prix révoltant ! Si cher qu’on aurait pu donner à cette construction bancale le nom de pont au Double s’il n’avait pas déjà été pris ailleurs pour les
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