L'Insoumise du Roi-Soleil
jusqu’à la fin des temps ?
J’étais à bout de souffle et, malgré le froid qui régnait dans la salle d’armes, ma chemise de laine était trempée de sueur. Mes pieds suppliaient qu’on leur ôte ces bottes. Mes cheveux étaient défaits. Mon regard se noyait dans l’éclat des boucliers.
Maître Faillard n’était pas en meilleure posture.
— Arrêtons-nous un instant, souffla-t-il.
— Votre enseignement est celui de Pyrrhus, lançai-je d’une voix hachée. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Mais les deux finissent exsangues.
— Quelle serait votre solution ?
— Un pas en avant, un coup direct ! Une botte 8 secrète et tout est dit.
— Celle des Montbellay, par exemple...
— Vous êtes ici pour me l’apprendre. Après, bonne aventure ! Sans compter que je n’aurai certainement pas besoin de tirer cette épée de son fourreau.
— Je vous souhaite, en effet, de n’avoir jamais à dégainer, car, à cet instant précis, la suite se jouera en moins de temps qu’il n’en faut pour réciter un Ave Maria . Vous croirez à votre chance et à la supériorité de la botte des Montbellay, mais vous oublierez que dans le premier moulinet d’en face gît peut-être votre vie.
Et il fit ce geste circulaire du poignet qui permet de frapper avec force. Le vent siffla à mes oreilles. Je dus serrer les dents pour ne pas reculer :
— Depuis l’aube, nous répétons ce mouvement. J’en connais toutes les ruses ! Il suffit de parer. Et je planterai la botte des Montbellay dans le ventre d’en face. Mais, au fait, où pointerai-je cette combinaison magique ?
Faillard me regarda d’un air sévère. Je l’avais déçu.
— Vous êtes sotte et prétentieuse. Une botte secrète n’a rien de miraculeux. Ce n’est le plus souvent qu’un geste banal qui touche son but par surprise. Croyez-vous qu’un mouvement inouï sortira de mon chapeau ? Dans Flos Duellaturum in Armis , ce traité des armes du Moyen Âge, tout est écrit. Manciolino et Marozzo, les deux grands maîtres du XVI e siècle, ont inventé les meilleurs coups. C’est en les étudiant, en les répétant, que Cyrano de Bergerac est devenu une légende 9 ! Le plus mauvais des coupe-jarrets 10 maîtrise cette science mieux que vous ne le ferez jamais. Vous lui faites front, il vous étudie. Frapperez-vous de face ou de côté, sur la main, sur la jambe ? Votre poignet sera-t-il franc et direct ? Celui que vous menacez surveillera vos gestes. Il protégera sa ligne car il est dit que vous serez tentée de faire un pas, puis deux dans l’espoir de le toucher au poitrail ou, pourquoi pas, entre les yeux. Vous avancerez votre lame, il s’y frottera, la caressera, l’enveloppera pour mieux vous attirer et il rejettera brusquement votre bras, dégageant assez d’espace pour percer votre torse. Car vous serez plus faible que lui. Vous êtes une femme. Vous ne gagnerez pas ce bras de fer. Vous céderez, épuisée dès le premier échange. Il suffira alors de porter l’estocade mortelle puisque la place sera libre. M’écoutez-vous ? L’assaut se joue en un coup ou sur un coup. Il n’y en a pas deux ! Seul le premier geste compte. Vous y songerez au moment de tomber à terre, le cœur embroché. Ah ! c’est idiot. Il ne fallait pas baisser la garde le temps d’un éclair. Mais il est trop tard. Vous saignez, vous souffrez. Et vos yeux se ferment à jamais sur l’image de votre père vous pleurant.
Il rangea son épée :
— Nous en resterons là pour aujourd’hui.
Au troisième jour, il se présenta un sourire aux lèvres. Il se voulait apaisant. Il désirait oublier notre altercation de la veille. Sur le ton le plus doux, il me dit ceci :
— Comprenez ma brusquerie. J’ai formé des dizaines d’esprits brillants et de beaux gentilshommes dans l’espoir qu’ils n’utiliseraient cet art que pour les combats à plaisance qui ne cherchent qu’à amuser les dames et à les impressionner. Sitôt, ces seigneurs se sont crus fort. Sitôt, ils sont morts en duel pour des questions d’honneur souvent secondaires. Est-il nécessaire de trépasser en laissant des orphelins et une femme endeuillée 11 pour avoir oublié de saluer un duc avant un marquis ? Blaise Pascal, ce nouveau philosophe, a écrit que l’honneur est plus cher que la vie. Or, on peut tuer pour défendre sa vie, donc on peut tuer pour défendre son honneur . Ainsi, et même si le roi s’y oppose, un matin, on reçoit un cartel sur lequel il est écrit : Je vous
Weitere Kostenlose Bücher