L'Insoumise du Roi-Soleil
s’acharnait sur lui ?
— Notre victime, en redoutable stratège, se posa la question. Un nom apparut : François-Michel Le Tellier, marquis de Louvois.
— Louvois ! Un autre ministre... Un secrétaire d’État...
— Surtout, un homme aussi puissant que Colbert. Et j’ajoute : un rival. C’est sans doute ici que réside le cœur, la cause cachée, de l’Affaire des Poisons : une rivalité qui pousse des gens de condition , dévorés par l’amour du pouvoir, à vouloir se détruire. Peu de choses, en effet, séparaient les deux conseillers proches du roi. Or, Colbert a vieilli. Louvois se pensait-il le mieux placé pour le remplacer ? Selon son habitude, Louis XIV ne fit rien pour les départager. Louvois envisagea-t-il l’idée de forcer le destin ? Colbert, comprenant que le sien se jouait, s’employa en tout cas à se disculper. C’est ainsi qu’il démonta le rôle et l’action de son ennemi. En menant son enquête, il découvrit que Louvois s’était furieusement intéressé aux empoisonneurs. Qu’il s’était rendu à Vincennes où était emprisonné Lesage, le complice de la Voisin. Qu’il l’avait interrogé, questionné, serré de près même. Comment expliquer ce zèle, cette ténacité dignes d’un policier ? Colbert en prit note et compta ses munitions. Elles étaient faibles. Avant de contre-attaquer, il lui en fallait davantage. Pour cela, il s’entoura de limiers et d’hommes de loi qui se penchèrent sur les recherches de La Reynie. Très vite, ce dernier fut contraint de reconnaître que ses conclusions souffraient de l’infinité de variations et de contradictions des témoignages. Dit clairement, son travail avait été bâclé. De plus, les accusations obtenues sous la torture se révélaient souvent invérifiables. La conclusion s’imposait : les preuves manquaient. Colbert donna son avis au roi. L’Affaire des Poisons souffrait de confusion et faisait de l’ombre au Soleil. Il parla si bien que l’affaire fut enterrée... Louvois n’y gagna qu’une solide inimitié. Et, une fois de plus, Colbert montra combien il était habile.
La marquise avait frissonné et regardé le feu qui s’éteignait. Les ombres de la nuit s’installaient, ajoutant une pointe de magie à ce récit qui n’en manquait pas. Le noir et le gris prenaient possession de ce salon coloré jusque-là de tapisseries et de tableaux. Des formes aux contours incertains marquaient l’emplacement d’antan des bibelots et des meubles. Ce dragon à moitié assoupi avait-il été un fauteuil profond et confortable ? Cette vouivre 4 , une bûche échappée de son panier ? Cette diablesse qui se rassasiait des propos horribles de la marquise sur l’Affaire des Poisons, l’adorable statue de Diane la chasseresse ? Le temps avait filé. Une femme de chambre était entrée pour tirer les rideaux. Les chandelles furent ravivées. La sérénité revint. Je m’étais tournée vers ma conteuse que cette longue histoire avait épuisée. Je sentais qu’elle était prête à mettre fin à ses confidences. Mais j’avais tant de choses encore à apprendre. Vite ! Il fallait la questionner :
— Ce n’est donc pas le roi que l’on visait ?
— L’Affaire des Poisons est si obscure, qu’on peut imaginer le pire, avait-elle repris d’une voix lasse. Mais je préfère en rester à ce qui est patent : la rivalité, sinon la haine, entre Colbert et Louvois, constitue un élément clef du drame dont Montespan fut la principale victime. Hélas, en mettant fin aux travaux de la Chambre Ardente, le roi aggrava la position de sa favorite. On en conclut qu’il cherchait à la protéger alors qu’il agit surtout parce que la vérité avait été trop bousculée. Qu’elle ne pouvait plus jaillir. L’Affaire des Poisons ressemblait maintenant à la boue qui macule les rues de Paris. Il importait de balayer urgemment et que tout disparaisse. Les lettres de cachet ont ce pouvoir. Sans plus de procès, on pendit ou l’on enferma les sorciers. Et si d’autres comptes furent réglés, ce fut sans témoin...
La marquise avait soudain posé la main devant sa bouche :
— N’as-tu pas faim ?
— Je prends trop de plaisir à vous entendre. Et le chocolat suffit à ma peine.
— Un débat anime sur ce point les autorités ecclésiastiques : le chocolat est-il un aliment ?
— Si je consulte mon estomac, je réponds oui !
— Le cardinal Bracaccio considère que le chocolat nourrit, mais qu’il ne peut se comparer
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