Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
pour vous le montrer. Quant à moi, je vais aller jeter un coup d’œil sur le petit banquet que j’ai commandé ; vous verrez que nous nous sommes mis en frais pour vous fêter ; mais je crains bien que ce ne soit en pure perte, puisque le capitaine Polwarth a dédaigné de venir faire honneur au festin. En vérité, major Lincoln, je m’étonne qu’un homme aussi positif que votre ami se laisse effrayer par une ombre au point d’en perdre l’appétit.
Il y avait quelque chose de contagieux dans la gaieté d’Agnès, et Cécile, ne put s’empêcher de sourire ; mais l’air sombre et soucieux de son mari lui rendit à l’instant tout son sérieux.
– Montons sans perdre de temps, Lincoln, lui dit-elle, et laissons la folâtre Agnès continuer ses grands préparatifs.
– Oui, allez, s’écria celle-ci en se dirigeant vers la salle du banquet. Boire et manger ! fi ! c’est trop matériel pour des êtres d’une nature aussi exquise que la vôtre. Que ne puis-je préparer un festin digne de personnes aussi sentimentales ! Voyons un peu des gouttes de rosée et des larmes d’amour, en égale quantité, adoucies par des sourires de Cupidon et relevées par quelques soupirs poussés au clair de la lune, en guise de sauce piquante, comme dirait Polwarth, voilà de quoi faire un mets que, j’en suis sûre, ils trouveraient délicieux. La difficulté, c’est de se procurer des gouttes de rosée dans une pareille saison et par un temps semblable ; pour les larmes et les soupirs, on en trouverait à revendre dans la pauvre ville de Boston.
Lionel et sa compagne entendirent de loin expirer le son de sa voix, qui, en prononçant les derniers mots, avait pris une expression moitié grave, moitié comique ; et l’instant d’après ils oublièrent Agnès et sa folle gaieté ; ils se trouvèrent en présence de Mrs Lechmere.
Le premier coup d’œil qu’il jeta sur elle causa une sensation pénible au cœur du major Lincoln. Mrs Lechmere s’était fait lever sur son lit, et elle était assise presque droite, soutenue par des oreillers : ses joues maigres et ridées étaient animées par un coloris peu naturel, qui contrastait trop fortement avec les marques que l’âge et les passions violentes avaient imprimées sur des traits qui avaient été célèbres, sans avoir jamais eu rien de séduisant ; son regard avait perdu son expression ordinaire de souci et d’inquiétude pour prendre celle d’une joie qui tenait presque de l’ivresse, et dont elle ne pouvait plus comprimer les élans ; en un mot, toute sa manière d’être convainquit pleinement Lionel que si en épousant Cécile il avait cédé à l’ardeur de ses sentiments, il avait en même temps réalisé les plus vifs désirs d’une personne trop égoïste et trop politique pour être de bonne foi, et que de plus il avait tant de raisons de croire coupable.
La malade ne crut plus avoir besoin de garder aucun ménagement pour témoigner toute sa joie ; elle tendit les bras à sa petite-fille, et l’appela d’une voix élevée au-dessus de son ton naturel, et que l’exaltation du contentement rendit aigre et discordante :
– Venez dans mes bras, ma bonne et excellente fille, vous qui faites mon orgueil et mon espérance ! venez recevoir la bénédiction de votre mère, cette bénédiction que vous méritez si bien.
Cécile elle-même, quelque affectueux, quelque encourageant que fût le langage de sa grand’mère, fut frappée du ton forcé et peu naturel qu’elle avait pris, et elle s’approcha du lit avec moins d’empressement que, dans son innocente confiance, elle n’en mettait ordinairement à répondre à d’aussi touchants appels. Cette contrainte secrète ne dura cependant qu’un instant ; car lorsqu’elle sentit les bras caressants de Mrs Lechmere qui la pressaient vivement sur son sein, elle leva sur elle ses yeux baignés de douces larmes, comme pour la remercier de tant d’affection.
– Maintenant, major Lincoln, vous possédez mon plus grand, je pourrais dire mon unique trésor, s’écria Mrs Lechmere ; elle s’est montrée la plus tendre et la plus soumise des filles ; le ciel l’en bénira, comme je la bénis moi-même. Se penchant en avant, elle ajouta d’une voix plus calme : – Embrassez-moi, ma Cécile, ma jolie mariée, ma petite lady Lincoln ! car c’est un titre que je puis vous donner à présent, puisque dans l’ordre de la nature il sera bientôt le vôtre.
Cécile,
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