Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
choquée d’entendre sa grand’mère tenir un pareil langage, et se permettre des démonstrations de joie si peu mesurées, se dégagea doucement de ses bras, et les yeux fixés à terre, les joues brûlantes, elle fit quelques pas en arrière pour laisser Lionel approcher du lit, et recevoir sa part de félicitations. Il se baissa, malgré sa répugnance secrète, pour poser ses lèvres sur la joue flétrie que lui présentait Mrs Lechmere, et murmura quelques paroles sur son bonheur actuel, et sur la reconnaissance qu’il lui devait. Malgré l’air de triomphe presque révoltant qui avait remplacé les manières ordinairement froides et réservées de la malade, la nature ne fut pas entièrement étrangère à l’expression que prit sa voix en parlant à Lionel ; un certain attendrissement se peignit dans ses yeux, et une larme y brilla furtivement.
– Lionel, mon neveu, mon fils, s’écria-t-elle, je me suis efforcée de vous recevoir d’une manière digne du chef d’une famille ancienne et respectable ; mais seriez-vous un prince souverain, que je ne pourrais pour vous plus que ce que je viens de faire. Aimez-la, chérissez-la ; soyez pour elle plus qu’un époux ; tenez lieu de tout à cette enfant adorée. Maintenant mes plus ardents désirs sont accomplis ; maintenant, dans le calme paisible d’une longue soirée qui succède à des jours remplis de troubles et d’ennuis, je puis me préparer doucement au grand et dernier changement qui couronne la vie.
– Femme ! dit une voix terrible qui retentit dans le fond de la chambre, tu te trompes toi-même !
– Qui, s’écria Mrs Lechmere en se soulevant par un mouvement convulsif, comme si elle allait se jeter en bas de son lit, qui a parlé ?
– C’est moi, répondit la voix bien connue de Ralph comme il s’avançait de la porte jusqu’au chevet de son lit ; c’est moi, Priscilla Lechmere ; c’est un homme qui connaît tes actions et ta destinée.
Mrs Lechmere, respirant à peine, retomba sur ses oreillers ; le feu qui un instant avait animé ses joues avait fait place aux traces profondes de l’âge et de la maladie, et son regard fixe semblait glacé par la terreur. Un moment de réflexion suffit cependant pour ranimer ses esprits et en même temps ses profonds ressentiments. D’un geste violent elle fit signe au vieillard de se retirer, et s’écria d’une voix que la fureur qui l’étouffait rendait doublement effrayante :
– Eh quoi ! serai-je donc bravée dans un pareil moment, jusque sur mon lit de douleur ? Que ce fou ou cet importeur, quel qu’il soit, sorte à l’instant de ma présence !
Mais elle parlait à des sourds. Lionel, immobile, garda le silence. Toute son attention était portée sur Ralph, dont les traits indifférents et calmes prouvaient combien il craignait peu la violence dont on le menaçait. Cécile était appuyée sur le bras de son mari avec ce doux abandon d’une femme heureuse et fière de se sentir sous la protection de celui qu’elle aime ; mais Lionel ne la remarquait pas, tout entier à l’intérêt qu’il prenait à la soudaine apparition d’un homme dont le caractère mystérieux et singulier avait su depuis longtemps agiter son cœur de crainte et d’espoir.
– Vos portes seront bientôt ouvertes à tous ceux qui voudront entrer ici, dit le vieillard froidement ; pourquoi serais-je chassé d’une demeure où une foule insensible entrera et sortira au gré de son caprice ? Ne suis-je pas assez vieux, ou ne porté-je pas encore assez l’empreinte du tombeau pour devenir votre compagnon ? Priscilla Lechmere, vous avez vécu jusqu’à ce que le coloris de vos joues ait fait place à la teinte livide de la mort ; vos traits amaigris sont sillonnés de rides profondes, vos yeux, jadis si brillants, se sont ternis sous le poids des inquiétudes et des soucis, et cependant vous n’avez point encore vécu pour le repentir.
– Que signifie ce langage ? s’écria Mrs Lechmere ne pouvant soutenir son regard ferme, mais étincelant. Pourquoi est-ce à moi seule que s’attache une semblable persécution ? Mes péchés sont-ils donc si grands qu’on ne puisse les supporter, ou suis-je la seule à qui on doive rappeler que tôt ou tard la mort doit venir ? Je connais depuis longtemps les infirmités de l’âge, et je puis dire avec vérité que je suis préparée à en voir arriver le terme.
– C’est bien ! répondit le vieillard, que rien ne
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