Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
qui semblaient mettre en défaut la science du médecin et se rire de ses prédictions ; vous aussi, vous m’abandonnez ! vous que j’ai soignée depuis vos plus tendres ans, vous l’enfant de mon cœur ! à qui j’ai prodigué ma tendresse, et que j’ai élevée dans la vertu ; oui, dans la vertu ! je puis le dire hardiment à la face de l’univers ! Vous à qui j’ai su ménager ce mariage honorable, c’est par une noire ingratitude que vous me payez de tout ce que j’ai fait pour vous !
– Ma bonne maman, au nom de Dieu ! ne parlez pas si durement à votre petite-fille ! C’est dans le ciel qu’il vous faut chercher un appui, comme c’est en vous que j’ai toujours cherché le mien !
– Va, éloigne-toi, fille faible et sans énergie ! L’excès du bonheur t’a fait perdre la tête ! Venez ici, vous, ô mon fils ! parlons de Ravenscliffe, cette superbe résidence de nos ancêtres ! parlons des jours heureux que nous passerons encore sous un toit hospitalier. Cette folle que tu as prise pour femme voudrait m’effrayer !
Lionel éprouva une horreur involontaire en écoutant l’espèce de hoquet convulsif avec lequel elle prononça ces paroles caractéristiques en voulant forcer sa voix. Il détourna de nouveau la tête, et se cacha un moment la figure dans ses mains pour s’isoler d’une scène qui devenait hideuse.
– Ma bonne maman, ne nous regardez pas ainsi ! s’écria Cécile respirant à peine ; vous pouvez avoir encore des heures, des jours même devant vous. Elle s’arrêta un instant pour suivre ce regard vide et hagard qui se portait sur tous les objets avec une expression déchirante de désespoir ; puis, dans le sentiment ingénu de son innocence, elle dit au milieu de ses sanglots, en laissant tomber sa tête sur le lit : – Ô mère de celle à qui je dois la vie, que ne puis-je mourir pour toi !
– Mourir ! répéta la même voix aigre et discordante, dans les sons entrecoupés de laquelle on commençait déjà à distinguer le râle de la mort ; mourir au milieu des plaisirs d’une noce ! l’insensée ! Va-t’en ! laisse-moi ! Va, si tu veux, prier dans ta chambre, mais laisse-moi !
Dans l’amertume de son ressentiment, son œil suivit Cécile, qui se retirait en silence dans la pieuse et charitable intention d’obéir littéralement à l’ordre de sa bonne maman. Lorsqu’elle fut sortie de la chambre, Mrs Lechmere ajouta :
– Cette enfant n’a point d’énergie ; ce que j’attendais d’elle est au-dessus de ses forces ! Toutes les femmes de ma race ont toujours été faibles, si ce n’est moi ; ma fille, la nièce de mon mari…
– Que dis-tu de cette nièce ? s’écria la voix foudroyante de Ralph en interrompant ses divagations, cette femme de ton neveu, la mère de ce jeune homme ? Parle, femme, tandis que le temps et la raison ne te manquent pas encore.
Lionel s’avança alors au chevet du lit de la malade, entraîné par une impulsion à laquelle il ne pouvait plus résister, et il lui dit d’un ton solennel :
– Si tu sais quelque chose des malheurs affreux qui sont arrivés à ma famille ; si, de quelque manière que ce soit, tu y as pris quelque part, décharge ton âme de ce fardeau, et meurs en paix. Sœur de mon grand-père, bien plus encore, mère de ma femme, parle, je t’en conjure : que sais-tu sur ma malheureuse mère ?
– Sœur de ton grand-père…, mère de ta femme, répéta Mrs Lechmere, lentement et d’une manière qui indiquait assez qu’elle avait de la peine à rassembler ses idées, oui, l’un et l’autre sont vrais !
– Parlez-moi donc de ma mère, si vous reconnaissez les liens du sang ; dissipez les ténèbres qui ont toujours enveloppé sa destinée.
– Elle est dans la tombe, morte, défigurée. Oui, oui, sa beauté si célèbre est devenue la proie des vers ! Que voulez-vous de plus, insensé ? voudriez-vous voir ses os dans le linceul qui les entoure ?
– La vérité ! s’écria Ralph, dis la vérité, et la part que ta perfidie a prise à ce crime.
– Qui parle ? répéta Mrs Lechmere quittant encore une fois sa voix perçante, quoique voilée, pour ne faire entendre que la cadence chevrotante de la débilité et de la vieillesse ; et regardant en même temps autour d’elle, comme si un souvenir soudain traversait son esprit, elle ajouta : Certes, j’ai entendu une voix que je dois connaître !
– Tiens, regarde-moi ; si tes yeux
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