Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
peuvent voir encore, fixe-les sur moi ! s’écria Ralph avec chaleur, comme s’il voulait captiver son attention à tout prix, c’est moi qui te parle ; Priscilla Lechmere.
– Que veux-tu ? ma fille ? elle est dans son tombeau ! son enfant ? elle est mariée à un autre. Tu viens trop tard ! tu viens trop tard ! Plût à Dieu que tu me l’eusses demandée à temps !
– La vérité ! la vérité ! continua le vieillard d’une voix qui résonnait dans l’appartement en échos terribles et prolongés ; la stricte, l’entière vérité ! dis-nous-la, et rien autre.
Cet appel singulier et solennel réveilla la dernière énergie de l’agonisante, dont l’âme tout entière semblait se contracter au bruit des cris de Ralph ; elle fit un effort pour se soulever encore une fois, et s’écria :
– Qui dit que je vais mourir ? je n’ai que soixante-dix ans ! et hier encore je n’étais qu’une enfant, une enfant pure et sans tache ! il ment ! il ment ! je n’ai pas la gangrène, je suis forte, et j’ai encore des années à vivre, et du temps pour me repentir.
Dans les pauses qu’elle était obligée de faire, la voix du vieillard continuait à se faire entendre, criant toujours : La vérité ! la vérité ! la stricte vérité !
– Levez-moi, que je voie le soleil, continua la mourante. Où êtes-vous tous ? Cécile, Lionel, mes enfants, m’abandonnerez-vous à présent ? Pourquoi obscurcir la chambre ? Donnez-moi du jour, plus de jour, plus de jour ! Je vous en conjure au nom de tout ce qui est au ciel et sur la terre, ne m’abandonnez pas dans cette sombre et terrible obscurité !
Son air était devenu si hagard, ses traits si livides, que la voix de Ralph lui-même en fut comprimée, et elle continua à pousser les derniers cris du désespoir.
– Pourquoi me parler ainsi de mort ? ma vie a été trop courte ! Donnez-moi des jours, donnez-moi des heures, donnez-moi des moments ! Cécile, Agnès, Abigaïl, où êtes-vous ? soutenez-moi, ou je tombe.
Elle souleva la tête par un dernier effort, et semblait vouloir se cramponner au vide de l’air. Lionel avait avancé la main à son secours ; elle la trouva, la saisit, fit un affreux sourire, comme si elle avait enfin trouvé un appui ; puis, retombant de nouveau, après un tremblement convulsif, la partie mortelle de son être entra dans un état de repos éternel.
Lorsque les exclamations horribles de la mourante eurent cessé, un calme si profond régna dans l’appartement, que les murmures du vent qui sifflait au milieu des toits de la ville y pénétrèrent, et pouvaient être pris dans un pareil moment pour les gémissements des esprits célestes sur une fin aussi épouvantable.
CHAPITRE XXIV
Je m’étonne, Monsieur, puisque les femmes sont des monstres à vos yeux et que vous les fuyez, et j’en crois vos serments, je m’étonne que vous désiriez vous marier.
SHAKESPEARE. Tout est bien qui finit bien .
Cécile avait quitté la chambre de Mrs Lechmere pour tâcher de retrouver le calme qu’elle avait perdu. Retirée dans la sienne et prosternée à genoux, elle adressa de ferventes prières à celui qui pouvait seul l’aider à supporter le fardeau d’une douleur qui accablait sa jeune inexpérience. Jusque alors, heureuse et tranquille, elle ne l’avait invoqué que faiblement, et sa dévotion n’avait été qu’extérieure ; maintenant que le malheur l’éprouvait, elle sentait le besoin de consolations divines, et elle ne les implora pas en vain. Son âme s’éleva par les communications intimes qu’elle venait d’avoir avec son Dieu ; le calme solennel qui l’entourait se communiqua à son cœur, et elle se prépara enfin à aller reprendre sa place au chevet du lit de sa grand’mère.
En passant de sa chambre dans celle de Mrs Lechmere, elle entendit la voix d’Agnès en bas, qui donnait les ordres nécessaires aux domestiques pour le repas de noce, et elle s’arrêta un instant pour s’assurer que tout ce qui venait de se passer si récemment n’était autre chose qu’un jeu de son imagination en délire. Elle jeta un coup d’œil sur sa parure qui, toute modeste qu’elle fût, n’était pas celle de tous les jours ; elle frissonna en se rappelant cette apparition d’un si funeste présage, et arriva enfin à l’effrayante réalité qui se présentait à son esprit nue et dans toute son horreur. Après avoir posé sa main sur la porte, elle prêta
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