Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
l’intimité avec la famille Lincoln.
– Plût à Dieu, alors, s’écria Polwarth dans une espèce de soliloque qui échappa à la plénitude de son cœur, que vous pussiez nous dire ce qu’est devenu son héritier !
L’étranger s’arrêta à son tour et s’écria :
– Ne sert-il pas dans l’armée du roi contre les rebelles ? N’est-il pas ici ?
– Il est ici, ou il est là, ou il est je ne sais où ; je vous dis qu’il a disparu.
– Dieu ! répéta l’étranger.
– Disparu ! répéta à son tour une humble voix de femme tout près du capitaine.
L’écho de ses propres paroles fit sortir Polwarth de l’espèce de rêverie dans laquelle il était tombé. En venant du caveau à la porte du cimetière, il s’était rapproché sans le savoir de la femme dont nous avons parlé, et lorsqu’au son de sa voix il se tourna vers elle, ses yeux tombèrent sur une physionomie qui exprimait la plus vive inquiétude. Un seul coup d’œil suffit à l’observateur Polwarth pour lui faire découvrir sous les haillons de la misère les restes flétris d’une grande beauté. Des yeux noirs et brillants, qui animaient encore des traits livides et amaigris, avaient conservé une partie de leur éclat. Le contour de sa figure était encore très-remarquable, quoiqu’on eût pu dire en général de sa personne que le charme s’était depuis longtemps évanoui avec l’innocence. Mais la galanterie du capitaine était à l’épreuve même contre les signes évidents de misère, sinon de crime, qu’on lisait sur tous ses traits, et il respectait trop jusqu’aux plus faibles restes de la beauté dans une femme pour ne pas la regarder avec un air de bienveillance. Peu habituée à tant de bonté, la pauvre femme osa lui adresser la parole :
– Ai-je bien entendu, Monsieur ? n’avez-vous pas dit que le major Lincoln avait disparu ?
– Il me semble, bonne femme, répondit le capitaine en s’appuyant sur le bâton ferré dont il avait coutume de se servir pour assurer sa marche dans les rues glissantes de Boston ; il me semble que vous vous êtes ressentie plus que personne des rigueurs du siège. S’il m’est permis de dire mon avis sur une matière dans laquelle je dois me croire un juge assez compétent, la nature chez vous n’est pas suffisamment soutenue. Vous ne faites pas usage des aliments convenables. Vous n’en avez pas les moyens sans doute, et vous voudriez bien… Tenez, ma bonne, voici de l’argent ; me préserve le ciel de refuser à un de mes semblables un morceau de ce qui est le principe et l’essence même de la vie !
Tous les muscles de cette femme maigre et décharnée se raidirent par un mouvement convulsif ; elle regarda fixement l’argent ; ses traits pâles se couvrirent un instant d’un léger coloris, et elle répondit avec un certain degré de fierté :
– Quels que puissent être mes besoins et mes souffrances, je rends grâce à Dieu de ne m’avoir pas abaissée au niveau des mendiants des rues. Avant qu’une pareille humiliation m’arrive, puissé-je trouver une place au milieu de l’enclos où nous sommes ! Mais, pardon, Monsieur, je croyais vous avoir entendu parler du major Lincoln.
– Et j’en parlais en effet, mais que vous importe ? Je disais qu’il était perdu, et rien n’est plus vrai, si l’on peut appeler perdu ce qu’on ne saurait trouver nulle part.
– Est-il donc parti avant que Mrs Lechmere ait rendu l’âme ? demanda la femme en se rapprochant de Polwarth pour ne pas perdre un seul mot de sa réponse.
– Pensez-vous, bonne femme, qu’un homme qui connaît aussi bien son monde que le major Lincoln eût disparu après la mort d’une de ses parentes, pour laisser remplir par un étranger les fonctions importantes de chef de deuil ?
– Le Seigneur nous pardonne tous nos péchés et tous nos crimes ! s’écria la femme ; et s’entourant de son mieux de ses vêtements en lambeaux, elle s’éloigna à pas précipités. Polwarth la suivit un instant des yeux, étonné de ce brusque départ, et se tournant ensuite vers l’homme qui était resté là, il lui dit :
– Cette femme ne me paraît pas avoir la tête bien saine, et c’est faute d’une nourriture convenable. Il est aussi impossible de conserver intactes les facultés de l’esprit en négligeant la partie essentielle de l’estomac, que de croire qu’un polisson des rues fera jamais un grand homme.
Insensiblement le digne capitaine
Weitere Kostenlose Bücher