Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
du cimetière se plaisantant l’un l’autre sur les ravages du temps, chacun s’efforçant d’imiter la marche légère de la jeunesse, non seulement pour cacher les effets de l’âge à ses compagnons, mais dans le vain désir de pousser l’artifice, s’il était possible, jusqu’à se tromper soi-même.
Lorsque la partie la plus respectable de l’assemblée se fut retirée, le reste des spectateurs n’hésita pas à les suivre, et de tous ceux qui avaient suivi le cortège, Polwarth se trouva bientôt seul avec deux autres, debout devant le caveau. Le capitaine, qui n’avait pas eu peu de peine pour conserver le maintien grave et posé qui convenait à un ami intime de la famille de la défunte, resta encore une ou deux minutes immobile à sa place pour donner le temps à ses deux compagnons en retard de se retirer aussi, avant que lui-même se permît de songer à partir. Mais s’apercevant que tous deux se maintenaient à leur poste, dans une attention silencieuse, il leva les yeux pour examiner de plus près quels pouvaient être ces deux traîneurs.
La personne qui était le plus près de lui était un homme dont l’air et l’habillement n’annonçaient pas qu’il occupât un rang bien élevé dans le monde, et l’autre était une femme d’une condition encore inférieure, à en juger par les haillons dégoûtants qui la couvraient. Un peu fatigué des exercices pénibles de la journée et de la multiplicité des fonctions dont il avait été chargé, le digne capitaine porta la main à son chapeau, et dit avec une gravité convenable :
– Je vous remercie, bonnes gens, de l’hommage que vous venez de rendre à la mémoire de ma défunte amie ; mais nous avons accompli maintenant tout ce que nous pouvions faire en sa faveur, et nous allons nous retirer.
Encouragé probablement par la physionomie prévenante de Polwarth, l’homme s’approcha de lui, et, après avoir fait un salut respectueux, se permit de lui demander :
– On dit, Monsieur, que ce sont les funérailles de Mrs Lechmere dont je viens d’être témoin ?
– On vous a dit vrai, Monsieur, répondit le capitaine en prenant lentement le chemin de la porte ; de Mrs Priscilla, veuve de M. John Lechmere, dame d’une illustre famille, et je crois que personne ne niera qu’elle n’ait eu un enterrement honorable.
– Si c’est la dame que je crois, continua l’étranger, elle est en effet d’une famille très-ancienne. Son nom de famille était Lincoln, et elle est tante du grand baronnet de cette famille dont les propriétés sont dans le Devonshire.
– Comment ! connaissez-vous les Lincoln ? s’écria Polwarth en s’arrêtant et en regardant son interlocuteur avec attention. Mais voyant qu’il avait des traits durs et presque repoussants, et regardant son accoutrement vulgaire, il reprit : – Vous pouvez avoir entendu parler d’eux, mon ami, mais je doute que vous ayez jamais été assez familier avec aucun des membres de cette maison pour manger à la même table.
– On voit quelquefois la plus grande intimité s’établir entre des personnes d’un rang et d’un destin bien différents, répondit l’étranger en souriant d’un air railleur, plus significatif que ne l’aurait cru un observateur superficiel. Mais tous ceux qui connaissent les Lincoln, Monsieur, savent combien cette famille est distinguée ; et si cette dame en faisait partie, elle avait raison d’être fière de son sang.
– Je vois que vous n’êtes pas partisan du nivellement révolutionnaire, mon ami, répondit Polwarth. Mrs Lechmere était aussi alliée à une famille très-honorable de cette colonie, les Danforth ; vous connaissez les Danforth ?
– Pas du tout, Monsieur, et je…
– Vous ne connaissez pas les Danforth ! s’écria Polwarth s’arrêtant une seconde fois pour fixer sur l’étranger un regard scrutateur.
Cependant, après une courte pause, il remua la tête d’un air d’approbation, comme pour applaudir à ce qu’il venait de dire lui-même, et il ajouta : – Non, non, j’ai tort, je vois que vous ne pouvez pas avoir beaucoup connu les Danforth.
L’étranger paraissait décidé à ne pas s’offenser du traitement cavalier qu’il recevait, car il continuait à suivre la marche inégale de l’officier mutilé, avec autant de déférence qu’auparavant.
– Je ne connais pas les Danforth, il est vrai, répondit-il, mais je puis me flatter d’être sur le pied de
Weitere Kostenlose Bücher