Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
habitants.
– Il existe entre eux une relation intime ; dites-moi de quoi un homme se nourrit, et je vous dirai quel est son caractère. Il est moralement impossible que des gens qui mangent leurs poudings avant le dîner, comme c’est l’usage de ces colons, puissent jamais faire de bons soldats ; parce que l’appétit se trouve apaisé avant qu’une nourriture plus succulente soit introduite…
– Assez ! assez ! épargnez-moi le reste ! On n’en a déjà que trop dit pour prouver la supériorité de l’animal européen sur celui de l’Amérique, et votre raisonnement est concluant.
– Il faudra que le parlement fasse quelque chose pour les familles des pauvres diables qui ont péri !
– Le parlement ! répéta Lionel avec emphase et amertume ; oui, nous serons invités à adopter des résolutions pour louer la décision du général et le courage des troupes, et après que nous aurons ajouté toutes les insultes possibles à l’injustice, dans la conviction de notre suprématie imaginaire, nous pourrons accorder aux veuves et aux orphelins quelques misérables secours, qu’on citera comme une preuve de la générosité sans bornes de la nation.
– La nourriture de six ou sept couvées de jeunes Yankies n’est pas une bagatelle, major ; et je suppose que cette malheureuse affaire se terminera là. Nous marchons maintenant vers Concorde, place dont le nom est de meilleur augure ; nous trouverons du repos dans ses murs, et un dîner tout préparé pour ce parlement provincial qui y est assemblé, et dont nous ferons notre profit. Ces considérations me soutiennent seules contre la fatigue de ce maudit pas redoublé auquel il plaît au vieux Pitcairn de nous faire trotter. Croit-il donc être à la chasse avec une meute de chiens courant sur ses talons ?
L’opinion qu’exprimait Polwarth sur les dispositions peu militaires des Américains était trop commune parmi les troupes anglaises pour exciter de la surprise chez Lionel ; mais ce sentiment peu libéral lui causant du dégoût, et se trouvant secrètement offensé de la manière dédaigneuse avec laquelle son ami manifestait des sentiments si injurieux à ses concitoyens, il continua sa route en silence, tandis que la fatigue qui accablait tous les membres et tous les muscles de Polwarth lui fit bientôt perdre son penchant à la loquacité.
Cette marche au pas redoublé, dont le capitaine se plaignait si souvent, ne fut pourtant pas sans utilité pour l’avant-garde. Il était évident que l’alarme avait été donnée à tout le pays, et de petits corps d’hommes armés se montraient de temps en temps sur les hauteurs qui flanquaient la route : cependant on ne fit aucune tentative pour venger la mort de ceux qui avaient été tués à Lexington. La marche des troupes fut même accélérée par la persuasion que les colons profiteraient du moindre délai pour cacher ou éloigner les munitions de guerre dont on voulait s’emparer, plutôt que par la crainte qu’ils fussent assez hardis pour attaquer les troupes d’élite de l’armée anglaise. La légère résistance des Américains, dans la rencontre qui avait eu lieu le matin, était déjà un objet de plaisanterie pour les soldats, qui remarquaient avec dérision que le terme d’ hommes à la minute s’appliquait parfaitement à des guerriers qui avaient montré tant d’agilité pour lâcher le pied. En un mot, toutes les épithètes injurieuses que le mépris et l’ignorance pouvaient inventer étaient libéralement prodiguées à la patience et à la retenue des colons.
Les esprits étaient dans cette disposition quand les troupes arrivèrent à un point d’où le clocher modeste et les toits des maisons de Concorde se firent apercevoir. Un petit corps de colons sortit de la ville, ou pour mieux dire du village, par une extrémité, tandis que les Anglais y entraient par l’autre, ce qu’ils firent sans éprouver la moindre résistance, et avec l’air de conquérants. Lionel ne fut pas longtemps sans découvrir que, quoique l’approche du corps d’armée eût été connue depuis quelque temps, les habitants n’avaient pas encore appris les événements de la matinée. Des détachements d’infanterie furent envoyés de divers côtés, les uns pour chercher des munitions et des provisions, les autres pour garder les avenues conduisant à la place. L’un d’eux suivit le corps américain qui se retirait, et s’établit à peu de distance, sur un
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