Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
l’entour des sons étranges et qui n’ont rien de terrestre ! De par le ciel ! un murmure confus de voix vient encore de frapper mon oreille, comme si l’air au-dessus de l’eau était rempli d’êtres vivants ; et maintenant voilà que j’entends un bruit comme si des poids pesants tombaient sur la terre !
– Oui, dit Job, ce sont les cercueils qui se referment ; les morts viennent de rentrer chez eux, et il est temps que nous les laissions seuls dans leur enclos.
Lionel n’hésita pas plus longtemps, et il s’éloigna à pas assez précipités, en éprouvant une horreur secrète que dans un autre moment il aurait rougi d’avouer ; il ne s’aperçut même point que Job avait continué à le suivre ; et il était déjà descendu jusqu’au milieu de Lynn-Street lorsque son compagnon lui adressa la parole, en jetant sur lui ce regard vague et sans expression qui lui était ordinaire.
– Voilà la maison que bâtit ce gouverneur qui traversa la mer pour faire fortune. C’était autrefois un pauvre diable, comme Job ; et maintenant on dit que son petit-fils est un grand seigneur, et que le roi a fait le grand-père chevalier. Qu’un homme s’enrichisse sur mer ou bien sur terre, cela revient au même ; le roi n’en fera pas moins un seigneur pour cela.
– Vous parlez bien légèrement des faveurs de la royauté, mauvais drôle, reprit Lionel en jetant en passant un regard distrait sur Phipp’s-House ; vous oubliez que je dois être quelque jour un de ces chevaliers dont vous parlez avec tant de mépris.
– Je le sais, dit Job, et vous êtes aussi d’Amérique. Il me semble que tous les pauvres diables s’en vont d’Amérique vers le roi pour être de grands seigneurs, et que tous les fils des grands seigneurs viennent en Amérique pour devenir de pauvres diables. Nab dit que Job est aussi le fils d’un grand seigneur.
– C’est la preuve que Nab n’est pas moins folle que son fils, dit Lionel. Mais j’ai besoin de parler ce matin à votre mère, Job, et je voudrais savoir à quelle heure je pourrai la trouver.
Job ne répondit point, et Lionel en tournant la tête s’aperçut que l’idiot était déjà bien loin et qu’il avait repris le chemin des sépultures. Irrité contre celui dont les contes absurdes avaient produit sur son imagination une impression dont il ne pouvait se défendre, il rentra chez lui et se mit dans son lit au même instant ; mais il entendit plus d’une fois encore les cris réitérés de tout va bien , avant que les visions étranges qui le poursuivaient lui permissent de goûter le sommeil dont il avait besoin.
CHAPITRE XV
Nous sommes sans doute de beaux messieurs auprès des simples fermiers que nous allons combattre. Nous avons une cocarde plus élégante à nos chapeaux, nos épées sont suspendues avec plus de grâce à nos côtés, et nous figurons bien mieux dans un salon. Mais il ne faut pas oublier que le plus accompli de nos merveilleux passerait pour un paillasse de la foire à Pékin.
Lettre d’un officier vétéran.
Lorsque le sommeil appesantit enfin les paupières du jeune officier, des visions fantastiques, qui lui peignaient à la fois le passé et l’avenir, se succédèrent confusément dans ses rêves. Il revit son père tel qu’il l’avait connu dans son enfance, plein de force et de vigueur, jetant sur lui des regards où se peignaient à la fois l’affection et la mélancolie, expression qui lui était devenue habituelle depuis que rien ne l’attachait plus au monde, excepté son fils. Tandis que le cœur de Lionel s’animait à cette vue, l’apparition s’évanouit, et il se vit entouré de fantômes qui semblaient danser autour des sépultures de Copp’s-Hill. À la tête de ces orgies, qui avaient quelque chose de l’appareil lugubre de la mort, se montrait Job Pray se glissant le long des tombeaux comme un être d’un autre monde. Tout à coup de grands coups de tonnerre se firent entendre, et les ombres rentrèrent précipitamment dans leurs demeures sépulcrales ; mais de temps en temps il apercevait encore des figures blêmes, des yeux livides qui se montraient soudainement comme s’ils savaient qu’ils avaient le pouvoir de glacer d’effroi les vivants. Peu à peu les visions devinrent plus distinctes et l’état du rêveur plus pénible ; il lui semblait qu’un pied énorme pesait sur sa poitrine ; il faisait des efforts surnaturels pour le soulever. Enfin ses sens rompirent les
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