Liquidez Paris !
et ses yeux sont injectés de sang. La tête de mort brille sur ses revers. Il rote.
– C’était fameux, camarade ? dit-il en se tapant sur les cuisses.
– Ta gueule !
Mais au tournant de la route, Jacqueline, près de la haie, nous fait de grands signes. Oublions Jacqueline ! Soudain, un cri du Vieux !
– Tourelle sur deux heures. Sept cents mètres, char ennemi.
L’appareil électrique résonne, le long canon vire, c’est une fausse alerte, il n’y a qu’une épave incendiée à bord de laquelle se voient deux cadavres carbonisés.
Voici la nuit, une nuit éclairée d’une lune aussi pâle qu’un fantôme. Sur notre passage, les maisons frémissent jusqu’au fond des caves, les gens se réveillent, des yeux craintifs se collent aux vitres. Les Tigres occupent toute la largeur de la rue, et un réverbère, cassé en deux comme une allumette, s’abat contre une maison dont la vitre saute. Des flammes longues d’un mètre sortent des tuyaux d’échappement. Trois bataillons de chars lourds se hâtent dans la nuit vers les lignes britanniques. Quelle surprise désagréable pour les soldats anglais ! Une maison obstrue le chemin ; le char de tête aplatit la maison. On entend hurler un enfant.
« O mort viens donc », chantonne le légionnaire derrière son périscope.
– T’aurais pas quelque chose d’un peu fort ? demande avec espoir Petit-Frère à Porta.
Porta lui tend une bouteille chipée lors d’une courte visite chez un officier payeur : c’est de l’alcool de Haderslev, le meilleur schnaps du monde, le seul qui ne gratte pas. Les bouteilles avaient été réquisitionnées pour un commandant de division, mais par malheur, Porta était arrivé le premier ; il disait qu’il avait flairé cet alcool de la rue (Petit-Frère en avale une énorme lampée, rote, crache par le hublot évidemment contre le vent et tout lui revient en pleine figure ; il jure, s’essuie avec un chiffon sale, pendant que les énormes moteurs ronflent dans la nuit. Les chaînes grincent avec un bruit de mort ; l’une d’elles saute et écrase la tête d’un lieutenant qui au même moment regardait dehors. Toute la tourelle est inondée de sang.
En avant ! En avant ! Au bord de la route, des camions brûlés, des épaves de chars, des cadavres carbonisés suspendus aux écoutilles. Toute une colonne d’infanterie gît là, fauchée dans un champ.
– Jabos, constate placidement Porta.
– Je me demande s’ils transmettent toujours à la radio le chant des chars ?
Barcelona le chantonne à mi-voix ce chant de 1940, sans se demander si le texte est toujours d’actualité :
Au-delà de la Maas, de la Scheide, du Rhin, Les chars entrent dans Francfort, Les hussards noirs du grand Führer Ont envahi la France d’assaut, Les chaînes grincent, les moteurs ronflent, Les chars roulent sur la terre de France…
Un immense éclat de rire !
– Vous êtes cinglés, non ?
C’est la voix rauque de Heide dans la radio que nous avons laissée branchée. Des rires méprisants fusent des autres chars. La fière marche est devenue une dérisoire rengaine !
Soudain, devant nous, une colonne étrange… Est-ce que ce sont des prisonniers ? Non, on voit des religieuses, couvertes de poussière, courir pour rassembler une horde d’où montent vers la lune blafarde des rires sauvages. Ce sont les fous que l’on évacue de l’hôpital de Caen. L’un d’eux sort du rang et se jette en riant sous nos chaînes, les autres battent des mains, sautent comme des fauves, tandis que les malheureuses religieuses lèvent leurs bras au ciel en signe de désespoir et de supplication. Soudain, un homme en vêtements d’hospice s’avance directement devant nous.
– Stop ! crie le Vieux. – Sans penser qu’il crie toute radio ouverte. Pour l’amour de Dieu, stop !
Trois bataillons l’entendent, et voilà que la longue colonne des Tigres s’arrête ; les moteurs tournent au ralenti, mais une voiture arrive à toute vitesse, faisant crisser les graviers de la route.
Debout, manteau au vent, c’est « Le Borgne », ivre de rage, qui brandit une menaçante canne de chêne.
– Qui a donné cet ordre ? Quel crétin digne du conseil de guerre ? Blindés en avant !
Les chaînes grincent ; un Tigre passe au milieu de la colonne des fous, mais le conducteur perd un instant le contrôle de son soixante-douze tonnes qui s’arrête en travers de la route, et une vieille religieuse se
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