L'Ombre du Prince
main.
— Je sais. Tu es un garçon fort, fier et
honnête. Un peu présomptueux, certes, sec et trop autoritaire, mais tu as l’étoffe
d’un bon roi.
Elle pinça légèrement ses lèvres avant de les
détendre en un sourire un peu crispé.
— Cependant, mon garçon, tu es encore
sans expérience.
— C’est vous qui le dites, ma tante. Je
me sens brave…
— Courage ne veut pas dire acquis et
pratique.
— À mon sens, ils y mènent.
Elle se leva.
— Je te l’accorde. Mais, n’oublie pas que
la méfiance que tu as eue tout à l’heure à mon égard doit t’amener à d’autres
soupçons.
— Que voulez-vous dire ?
— Que ceux qui me trahissent aujourd’hui
te trahiront demain.
— De qui voulez-vous parler ?
— De ceux qui me haïssent.
Puis, brusquement, elle détourna la conversation.
— Quand tu reviendras des Pays du Nord,
ma fille t’aura donné un enfant. T’a-t-elle dit qu’elle était enceinte ?
Bien qu’il fréquentât déjà le harem depuis un
an ou deux, s’attachant à quelques jeunes et belles concubines, et bien qu’il
ait eu aussi des élans amoureux assez poussés avec la fille de Séchât,
Thoutmosis semblait bien jeune encore pour entrevoir une paternité dont il
méconnaissait tous les rouages.
— Ma fille t’a-t-elle dit qu’elle était
enceinte ? répéta Hatchepsout.
— Oui, fit le jeune roi en rougissant.
— Souhaitons que ce soit un fils qui, un
jour prochain, deviendra pharaon des Deux Égyptes.
— Je le deviendrai avant lui, ma tante,
rétorqua Thoutmosis piqué suffisamment à vif pour continuer le débat dans ce
sens. D’ailleurs, puisque vous soulevez la question, j’aimerais éclaircir un
point avec vous avant de quitter l’Égypte.
Comme elle ne répondait pas, s’attendant à la
requête qu’elle s’apprêtait déjà à refuser, il poursuivit d’un ton aussi sec :
— À mon retour, si vous êtes toujours sur
le trône, je réclamerai votre abdication.
— Je refuserai, tu le sais.
— Alors, ne vous plaignez pas des conséquences.
— As-tu déjà entendu mes plaintes ?
fit-elle narquoise.
Il ignora sa réplique et continua :
— L’abdication, ma tante, vous y serez
contrainte.
— Par qui ?
— Par tout votre entourage.
Il fit quelques pas dans la pièce. Puis, s’arrêtant
devant la coupe qu’avait vidée la servante, il la prit, la remplit du vin qu’il
avait refusé tout à l’heure et en but le contenu presque goulûment.
— Contentez-vous d’être reine et
laissez-moi pharaon.
— Je te l’ai dit, je refuse.
Il se servit à nouveau du vin et l’ingurgita
en une seule rasade.
— Cela me plaît, mon neveu. Tu bois comme
un vrai soldat, un vrai soûlard. Et je suis satisfaite de voir que tu me fais
confiance, fit-elle en désignant la coupe et la fiole de vin. Allons, continuons
à régner ensemble. Partageons nos responsabilités, nos devoirs respectifs.
Occupe-toi des pays extérieurs et laisse-moi la gestion du pays.
Il s’inclina devant elle.
— Ma patience a des limites, ma tante. À
présent, elle n’attendra que mon retour. Pas plus.
Avant de partir, il se retourna.
— Je vous aurai prévenue.
*
* *
Depuis quelques semaines, l’état militaire
était en branle. Les roues des chars crissaient. Les chevaux fringants,
harnachés de cuir et de bronze piaffaient d’impatience, la queue et la crinière
s’agitant, impétueuses.
En rangs serrés, l’infanterie était casquée,
cuirassée, bardée, et javelots en mains, poignards accrochés aux ceintures, les
soldats entraînés depuis de longs mois partaient pleins d’enthousiasme.
On leur avait dit, pourtant, que le retour ne
serait peut-être pas aussi idyllique qu’ils le pensaient, que les plaies
recouvriraient leurs corps troués comme un bois mangé par les vers, que leurs
membres seraient distordus, leurs côtes cassées, faussées, leurs yeux ou leurs
tympans crevés.
Toute la panoplie des atrocités d’après-guerre
leur avait été dévoilée. Mais les jeunes soldats, trop heureux de se sortir d’une
triste condition de paysans, ne s’attardaient guère à ces considérations et
chacun, serré dans son rang, avançait bravement au son des trompettes qui
résonnait dans ses oreilles attentives.
Toute la charrerie défilait avec élégance.
Chaque officier avait reçu un couple de chevaux en provenance de l’écurie
royale et une ordonnance pour le soutenir et l’aider dans le
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