L'ombre du vent
voudras.
Bea se pencha et posa un baiser léger sur ma joue. Ses
cheveux sentaient la cire.
– Bea, commençai-je, presque sans voix, je t’aime.
D'un signe elle me fit taire, scellant mes lèvres de la
main, comme si mes paroles la blessaient.
– Mardi a six heures, d’accord ? demanda-t-elle.
J'acquiesçai de nouveau. Je la vis partir et s'engouffrer dans un taxi,
presque une inconnue. Un des chauffeurs, qui avait suivi notre échange d'un œil
de juge de ligne, m'observait avec curiosité.
– Alors ? On rentre à la maison, chef ?
Je montai dans le taxi sans réfléchir. Les yeux du chauffeur
m'examinaient dans le rétroviseur. Les miens perdaient de vue la voiture qui
emportait Bea, deux points lumineux s'enfonçant dans un gouffre obscur.
Je ne parvins pas à trouver le sommeil jusqu'à ce que l'aube répande
cent tonalités de gris sur la fenêtre de ma chambre. Je fus réveillé par Fermín qui, posté sur la place de
l'église, lançait des petits cailloux sur mes volets. Fermín affichait son
insupportable enthousiasme des lundis matin. Nous enlevâmes les grilles et
accrochâmes l'écriteau OUVERT.
– Vous avez de sacrés cernes sous les yeux, Daniel. On pourrait y
construire une maison. Sûr que vous avez décroché la timbale.
J'allai dans l'arrière-boutique, endossai ma blouse bleue et lui tendis
la sienne, ou plutôt la lui lançai rageusement. Fermín l'attrapa au vol avec un
large sourire moqueur.
– C'est plutôt la timbale qui m'a décroché, rectifiai-je.
– Laissez les aphorismes au sieur Ramón Gómez de la Serna, les vôtres
souffrent d'anémie. Racontez-moi plutôt.
– Que voulez-vous que je vous raconte ?
– Je vous laisse le choix. Le nombre d'estocades ou les tours
triomphaux dans l'arène.
– Je ne suis pas
d'humeur, Fermín.
– Ah, jeunesse, crème de la jobardise ! En tout
cas, vous ne vous formaliserez pas si je vous donne des nouvelles fraîches de
notre enquête sur votre ami Julián Carax.
– Je suis tout ouïe.
Il me lança son regard d'espion international : un
sourcil levé, l'autre froncé.
– Eh
bien, hier, après avoir laissé Bernarda rentrer chez elle, sa vertu intacte
mais avec quelques bleus aux fesses, je fus victime d'une crise d'insomnie du
fait des perturbations atmosphériques qui ont affecté la soirée , circonstance
que je mis à profit pour me transporter dans l'un des centres d'information des
bas-fonds barcelonais, à savoir la taverne d'Eliodoro Salfumán, alias
« Bitefroide », sis en un local insalubre mais haut en couleur de la
rue Sant Jeroni, orgueil et âme du quartier du Raval.
– Abrégez, Fermín, pour l'amour de Dieu.
– J'y venais. Donc, une fois là, après avoir dûment
célébré mes retrouvailles avec quelques habitués, vieux compagnons de temps
moins fastes, je me mis en devoir d'enquêter sur le dénommé Miquel Moliner,
époux de votre Mata Hari, Nuria Monfort, et hôte supposé des établissements
pénitentiaires de la municipalité.
– Supposé ?
– C'est bien le mot qui convient, car il faut dire qu’en l'occurrence les
faits ne correspondent pas du tout. Je sais d'expérience que, s’agissant du
recensement et du décompte de la population carcérale, les informateurs du
boui-boui de Bitefroide sont autrement crédibles que les vampires assoiffés de
sang du Palais de Justice, or je puis vous le certifier, mon cher Daniel, personne n'a entendu parler depuis au moins dix d'un Miquel
Moliner dans les geôles de Barcelone, que ce soit en qualité de prisonnier, de
visiteur ou de tout autre être vivant
– Il est peut-être dans une autre prison.
– Alcatraz, Sing Sing ou la Bastille. Daniel, cette femme
vous a menti.
– Je suppose que oui.
– Ne supposez pas. Admettez.
– Et alors, que faire ? La piste de Miquel Moliner ne
conduit nulle part.
– C'est plutôt cette Nuria qui nous mène en bateau.
– Que suggérez-vous ?
– D'explorer d'autres voies. Il ne serait pas malvenu de
rendre visite à cette petite vieille, la bonne nounou de l'histoire que nous a
servie le révérend père d'hier matin.
– Ne me dites pas que vous soupçonnez aussi la gouvernante
d'être un fantôme.
– Non, mais je crois que l'heure n'est plus à faire des
politesses et à frapper à la grande porte comme si nous demandions l'aumône.
Dans cette affaire, il faut entrer par la porte de service. Vous êtes
d'accord ?
– Fermín, vous parlez d'or.
– Dans ce cas, sortez de l'armoire
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