L'ombre du vent
peur de me trouver sur la trajectoire d'une averse de café
bouillant.
– Faites excuses. Monsieur veut-il une goutte de brandy dedans ?
– Je crois que la bouteille de Lepanto a bien gagné son
repos pour cette nuit, Bernarda. Et vous aussi. Allez, partez vous coucher.
Daniel et moi, nous resterons éveillés au cas où il se produirait quelque
chose. Puisque Fermín est dans votre chambre, vous pouvez aller dans la mienne.
– Oh ! non, monsieur, certainement pas.
– C'est un ordre. Et ne discutez pas. Je veux que vous
soyez endormie dans cinq minutes.
– Mais, monsieur...
– Vous comptez toujours sur vos étrennes,
Bernarda ?
– Je ferai comme vous dites, monsieur Barceló. Mais je
dormirai sur le couvre-lit. Manquerait plus que ça.
Barceló attendit cérémonieusement que Bernarda se soit
retirée. Il se servit sept morceaux de sucre et remua la cuiller dans sa tasse
avec un sourire félin, dans des nuages de tabac hollandais.
– Tu vois. Je dois mener la maison d'une main de fer.
– Oui, vous êtes devenu un ogre, monsieur Gustave
– Et toi un faiseur d'embrouilles. Dis-moi, Daniel,
maintenant que personne ne nous entend : pourquoi n'est-ce pas une bonne
idée d'avertir la police ?
– Parce qu'elle est déjà au courant.
– Tu veux dire que... ?
J'acquiesçai.
– Dans quel pétrin t'es-tu fourré, si ma question n'est
pas indiscrète ?
Je soupirai.
– Je peux t'aider ?
Je relevai les yeux. Barceló me souriait sans malice.
Pour une fois, son visage n'exprimait pas la moindre ironie.
– Est-ce que, par hasard, tout ça ne serait pas lié au
livre de Carax que tu as refusé de me vendre quand tu aurais dû ?
Il ne me laissa pas le temps de revenir de ma surprise.
– Je pourrais vous aider, proposa-t-il. J'ai largement
ce qui vous manque : l'argent et le bon sens.
– Croyez-moi, monsieur Gustavo, j'ai déjà compromis trop
de monde dans cette histoire.
– Alors une personne de plus... Allons, fais-moi
confiance. Dis-toi que je suis ton confesseur.
– Cela fait des années que je ne me confesse plus.
– Ça se lit sur ta figure.
20
Gustavo Barceló avait une écoute contemplative, digne
d'un Salomon, d'un médecin ou d'un nonce apostolique. Il m'observait, coudes
sur la table et mains jointes sous le menton comme pour une prière, sans
presque battre des paupières, hochant de temps en temps la tête comme s'il
repérait des symptômes ou de légers détails dans mon récit pour établir son
propre diagnostic des faits, à mesure que je les lui servais à ma façon. A
chacune de mes pauses, le libraire arquait les sourcils d'un air inquisiteur et
faisait un geste de la main droite pour me signifier qu'il suivait toujours le
g alimatias de mon histoire, laquelle
semblait l'amuser énormément A certaines occasions, il prenait des notes à main levée ou
portait son regard vers l'infini comme pour considérer toutes les implications.
La plupart du temps, il arborait un sourire sardonique que je ne pouvais éviter
d'attribuer à ma naïveté ou à la gaucherie de mes conjectures.
– Ecoutez, si ça vous semble idiot, je me tais.
– Au contraire. Le sot parle, le lâche se tait, le sage écoute.
– Qui a dit ça ? Sénèque ?
– Non. M Braulio Recolons, charcutier rue Aviñón, qui possède un don
extraordinaire tant pour le boudin que pour l'aphorisme bien placé. Continue,
s'il te plaît. Tu me pariais de cette délicieuse jeune fille …
– Bea ? Ça, c'est mon affaire : elle n'a rien avoir avec le reste.
Barceló riait tout bas. Je m'apprêtais donc à continuer la relation de
mes aventures, quand le docteur Soldevila apparut à la porte du bureau, l'air
épuisé, en poussant de gros soupirs.
– Excusez-moi. Je partais. Le patient va bien, et, si je peux employer
cette métaphore, il déborde d'énergie. Cet nomme nous enterrera tous. Il
affirme à présent que les sédatifs lui sont montés à la tête, et il est
surexcité Il refuse de se reposer et prétend qu'il doit discuter avec M. Daniel
d'affaires dont il n'a pas voulu préciser la nature en alléguant qu'il ne croit
pas au serment d’Hippocrate, ou d'Hypocrite, comme il dit.
– Nous allons le voir fout de suite. Et pardonnez au pauvre Fermín. Ses
paroles sont sans doute la conséquence du traumatisme.
– Peut-être, mais je pencherais plutôt pour de la goujaterie , car il n'y a pas moyen de l’ empêcher de caresser l 'amère-train
de
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