Londres, 1200
défendre, c’était être tué ici, et éviter bien des souffrances. Mais ce
n’était pas ce à quoi il s’était engagé. Il se retint, essuya sa bouche
ensanglantée et cracha seulement au visage de son agresseur.
— Tu vas payer ça ! rugit La Braye en
s’essuyant avec le coude. Jetez-le là-dedans !
Il désigna le cachot. Furnais comprit qu’on allait
l’enfermer avec le mort. Il frissonna, mais s’efforça de dissimuler sa peur.
— Tu vas passer la nuit avec la
charogne ! Tu la veilleras et elle te racontera ce qu’on va te
faire ! J’espère que tous les démons de l’enfer te tiendront aussi
compagnie ! hurla La Braye.
Furnais lui lança un regard de mépris infini avant
d’entrer dans le sépulcre.
La porte se referma et il resta dans le noir avec
le cadavre et sa peur.
Après le départ de Furnais, Dinant ignora les
barons et s’adressa seulement à Ranulphe :
— Tu passeras la nuit chez moi, Mauluc te
surveillera. Nous partons demain. Une fois que tu m’auras livré Robert de
Locksley, tu pourras aller te faire pendre ailleurs, lui fit-il avec mépris.
Mauluc, emmène-le.
Blême de honte, Ranulphe se laissa conduire, comme
l’avait déjà fait Furnais.
L’épreuve était terminée, se dit-il pour se
réconforter. L’heure de la revanche viendrait, se rassurait-il, mais il se
demandait s’il pourrait un jour effacer son déshonneur.
Ignorant désormais le félon, Dinant se tourna vers
les barons :
— Le roi sera satisfait de votre fidélité,
mes seigneurs, ironisa-t-il.
Il tourna les talons sans même les saluer.
La Tour et la ville de Londres vivaient
séparément. Les habitants de la cité n’apercevaient les grands barons normands
que lors des processions, ou quand ils se rendaient à la messe, aussi leur
départ pour la Normandie à l’occasion du mariage devait-il attirer une foule
curieuse.
Le lundi avant l’aube, tandis que le flux de la
marée montait, des centaines de badauds se pressaient déjà au bout de la rue de
la Tamise, aux fenêtres des maisons proches et sur la rive pour assister à
l’embarquement des plus grands seigneurs du royaume.
Nous l’avons dit, près de la tour de la Cloche, le
mur d’enceinte de la Tour était percé d’un étroit passage voûté fermé par une
épaisse grille de fer. Pour le départ des barons, on y avait dressé un ponton
de bois sur lequel attendaient chevaliers, archers, serviteurs et chevaux.
En face, sur la rivière, les nefs arrivées la
veille attendaient elles aussi, ayant jeté leurs ancres dans le courant.
Quand la marée fut suffisamment haute, un héraut
sur le ponton leva une oriflamme blasonnée et l’une des nefs, qui portait la
même oriflamme, fit rame vers le débarcadère pour accoster à son extrémité.
Hommes et chevaux qui attendaient sur le ponton montèrent à bord.
Non loin des nefs, l’ancien pont de bois, brisé en
partie pour laisser le passage libre vers le pont de pierre, n’était pas
abandonné. Certes, l’endroit n’avait plus la commodité d’antan, puisque pour se
rendre à Londres il fallait désormais retourner sur la rive sud et emprunter le
nouveau pont, donc payer le péage. Malgré tout, pour ceux qui possédaient une
barque, le vieux pont était commode, aussi la plupart des maisons étaient-elles
occupées par des gens qui vivaient de la rivière : pêcheurs et bateliers.
Ce matin-là, plusieurs d’entre eux remarquèrent
avec étonnement l’homme en surcot vert qui attendait à l’extrémité du tablier
brisé, près de son cheval, un beau palefroi de couleur bai. L’inconnu n’avait
pas de chapeau, mais un capuchon lui cachait en partie la tête et les traits.
Il tenait un grand arc gallois. Un carquois plein de flèches était à sa
ceinture ainsi qu’une courte épée. Attendait-il une barque ? Mais alors
que ferait-il de son cheval ? s’interrogeaient les curieux.
Avant de venir sur le pont de bois, l’homme,
arrivé par la route de Greenwich, était allé sur le pont de pierre, jusqu’à
Drawbridge Gate, pour rester un moment à examiner les têtes coupées. Il y en
avait toujours six, comme la veille. Toutes séchées, et aucune n’était celle de
Furnais. Soulagé, il avait fait demi-tour pour se rendre sur le pont de bois.
Maintenant, il observait les nefs situées à trois
cents pieds de lui. Chaque fois que le héraut agitait un gonfanon blasonné, la
nef qui portait une oriflamme avec les mêmes armes avançait à
Weitere Kostenlose Bücher