L'Orient à feu et à sang
lui brûlait les yeux tandis qu’il observait la plaine à l’ouest. Il lui sembla apercevoir un mouvement, mais ne sachant pas si ses yeux lui jouaient des tours dans la lumière grise, il attendit jusqu’à ce qu’un de ses hommes crie et montre du doigt.
Ils étaient là. À peu près à l’endroit où la nécropole finissait autrefois, des formes sombres se déplaçaient rapidement dans la brume matinale. Les petits groupes épars d’éclaireurs à cheval, se divisant, se rassemblant, se coupant la route, évoquèrent dans l’esprit de Ballista des animaux fuyant devant un feu de forêt, mais il prit vite conscience de l’impropriété de cette image : ces animaux-là ne fuyaient pas, ils chassaient, ils cherchaient un moyen de l’attaquer, lui, et toutes les personnes qu’il avait le devoir de protéger. C’étaient des loups cherchant à entrer dans la bergerie.
Le soleil était déjà haut sur l’horizon, la troisième heure du jour s’était écoulée lorsque l’avant-garde de l’armée sassanide fit son apparition. Ballista distinguait deux longues colonnes sombres qui, tels d’énormes serpents, rampaient vers lui avec une lenteur infinie. Chacune était surmontée d’un nuage isolé de poussière dense. La base d’un troisième nuage n’était pas encore apparue. Il pouvait voir que la colonne la plus proche était composée de cavaliers, la plus lointaine, de fantassins. Repensant à la formation qu’il avait reçue en matière de techniques de campagne, il évalua la distance qui les séparait des murs à mille trois cents pas au maximum. Comme il ne pouvait pas encore distinguer les individus, elles devaient se trouver à plus de mille pas. S’il n’avait pas su qu’elles avançaient vers lui, les rayons du soleil renvoyés perpendiculairement par les pointes des lances et les armures polies le lui auraient appris.
Le temps s’écoulait lentement tandis que les deux colonnes continuaient leur progression vers la ville. Lorsqu’elles furent à environ sept cents pas (la distance à laquelle on peut distinguer les contours d’une tête d’homme), elles infléchirent leur route vers le nord. Ballista s’approcha du parapet et appela Bagoas. Lorsque les colonnes atteignirent l’extrémité du terrain vague où les plus lointaines des tombes monumentales s’étaient autrefois dressées, elles se déplacèrent parallèlement à la muraille ouest. La troisième colonne apparut et s’avéra être le train d’équipage et de siège. La colonne la moins éloignée, la cavalerie, s’était approchée suffisamment pour que Ballista discernât les taches plus claires des visages des hommes, leurs vêtements et leurs armes, l’harnachement bigarré de leurs chevaux, les bannières flottant au-dessus de leurs têtes : soit environ cinq cents pas, juste hors de portée de l’artillerie.
S’adressant à Bagoas en grec, Ballista lui demanda s’il pouvait identifier les unités des troupes sassanides et leurs commandants.
— Excellent ! Voilà bien un siège pour des gens de culture. Nous pouvons commencer par notre propre interprétation du Point de vue du Mur.
Bien qu’Acilius Glabrio les eût interrompus en latin, il avait utilisé le mot grec de teichoscopie . Chez toutes les personnes cultivées de l’imperium , ce mot évoquait instantanément la célèbre scène de l’Iliade d’Homère où Hélène, regardant par-dessus les murs de Troie, identifiait chacun des Achéens en armure de bronze venus l’arracher des bras de Pâris, son amant, pour la ramener aux côtés de son légitime époux, Ménélas aux larges épaules.
— Et qui d’autre que ce délicieux garçon perse pouvait mieux incarner la Reine de Sparte ?
Acilius Glabrio sourit à Ballista.
— J’espère simplement que notre Hélène n’éprouvera pas le besoin de critiquer la virilité de son Pâris.
Bagoas ne possédait peut-être que des rudiments de latin, et Ballista ignorait si le garçon connaissait quelque chose à l’Iliade, mais il était évident qu’il s’était rendu compte que l’on se moquait de lui, que l’on mettait en doute sa masculinité. Il roulait des yeux furibonds mais avant qu’il pût intervenir, Mamurra s’adressa à Acilius Glabrio.
— Cela suffit, tribun. L’heure n’est pas à la dissension. Nous savons tous ce qui s’est passé à Troie. Puisse les dieux faire que ces paroles de mauvais augure ne nuisent qu’à l’homme qui les a prononcées.
Le
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