L'Orient à feu et à sang
réunion amicale. Il n’y avait que des hommes. Ballista dînait en compagnie des commandants en chef de ses troupes, Acilius Glabrio et Turpio, et des trois protecteurs de caravanes promus officiers romains, Iarhai, Anamu et Ogelos. Des officiers de rang inférieur étaient présents : les deux centurions des deux cohortes de Legio IIII, Antoninus Prior et Seleucus, celui de la Cohors XX, Félix, et Castricius, le prœfectus fabrum suppléant. Trois des conseillers les plus influents complétaient le groupe : Theodotus, le chrétien barbu, un petit homme assez quelconque nommé Alexandre et, chose des plus inhabituelles, un eunuque répondant au nom d’Otes. Comme le disait souvent le pauvre Mamurra, « les choses étaient bien différentes en Orient ».
Ce n’était pas la nourriture, la boisson ou le service. Malgré les mois de siège, il y avait de la viande, du poisson et du pain en quantité suffisante. Certes, il n’y avait pas abondance de fruits – juste quelques pommes et des pruneaux – et les légumes s’étaient faits rares, « Je donnerai ma chemise pour un foutu chou ! » comme se plaisait à s’exclamer Calgacus, mais il n’y avait aucun danger que le vin vînt à manquer et que les convives en fussent réduits à boire de l’eau. Les serviteurs allaient et venaient diligemment.
Pourtant, pendant tout le repas, depuis les œufs durs jusqu’aux pommes, un spectre planait. Les trois cadavres nus cloués sur des croix dans l’agora et la trahison qu’ils incarnaient, bien que jamais mentionnés, étaient dans tous les esprits. À l’aube, Ballista avait fait déshabiller les corps des trois assassins pour les exposer publiquement. Sous leurs pieds, en bas de chaque croix, on avait fixé une pancarte : une grosse récompense serait offerte à celui qui pourrait les identifier. Le visage de l’un était mutilé, mais les deux autres n’avaient que des blessures au corps. Ils auraient dû être aisément reconnaissables. Jusqu’à présent personne ne s’était présenté, à part un fou et deux plaisantins. Les soldats avaient puni leur témérité par une volée de coups.
Vers la fin du repas, tandis que Ballista rompait un autre pain non levé et en passait la moitié à Turpio, il eut le sentiment qu’il n’était pas seul à penser que le traître se trouvait dans la pièce. L’homme qui avait organisé l’attentat contre lui, la veille au soir, celui qui livrerait la ville à l’ennemi s’il le pouvait, devait être parmi eux, buvant à leur santé, trempant son pain dans les bols collectifs.
Ballista observait les convives. À sa droite, Acilius Glabrio, qui buvait à grosses lampées le vin de son hôte, donnait l’impression qu’il aurait préféré être en tout autre compagnie. À sa gauche, Turpio semblait s’amuser de la folie des hommes en général et des autres convives en particulier. Les trois protecteurs de caravanes, élevés à la dure école de leur exécration mutuelle, ne laissaient rien entrevoir de leurs sentiments. Quant à l’attitude des conseillers de la ville, elle ne lui apprenait pas grand-chose : Theodotus le chrétien semblait béat, l’eunuque Otes était gras et celui que l’on appelait Alexandre, quasiment inexistant. Les quatre centurions affichaient une expression respectueuse de bon aloi. Ensemble, tous ces hommes ne ressemblaient en rien aux « inséparables dans la mort » – un groupe d’hommes disparates que la Tyché avait rassemblés, avec un traître parmi eux.
Comme l’on pouvait s’y attendre, la soirée avait semblé interminable et la conversation languissante. Il ne revenait pas aux membres les moins éminents du groupe, les centurions et les conseillers, de l’initier. Les autres, pour éviter d’aborder le sujet des crucifixions et de tout ce qu’elles impliquaient, s’étaient longuement étendus sur le cours probable des événements du lendemain.
Personne ne se doutait que les Perses lanceraient un nouvel assaut sur la ville le lendemain matin. Toute la journée, on avait vu les nobles sassanides parcourir le camp à cheval pour haranguer leurs troupes. La distribution des échelles de siège ainsi que la réparation hâtive des mantelets s’étaient déroulées sous les yeux des assiégés. On s’accordait à dire, avec plus ou moins de conviction, qu’après les terribles pertes qu’ils avaient subies, les Perses manifesteraient moins d’ardeur au combat : si l’on tenait bon pendant
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