L'Orient à feu et à sang
gloire entachée – tout concourrait à l’affermir dans sa résolution. Shapur n’aurait nulle intention de lever le siège. Si ses ingénieurs ne parvenaient pas à lui livrer la ville, il les punirait – probablement férocement – et en reviendrait à une stratégie plus simple en ordonnant à ses troupes de prendre la ville d’assaut.
Les défenseurs avaient payé un lourd tribut au cours de ces cinq mois et demi de siège. Les pertes s’étaient accrues. Ballista se demandait s’il en resterait assez pour repousser les Sassanides lorsqu’ils se lanceraient une nouvelle fois à l’assaut de la ville. L’attaque n’aurait pas lieu demain ; Shapur et ses nobles n’auraient pas eu le temps de galvaniser leurs troupes. Elle aurait lieu le surlendemain. Ballista avait un jour devant lui. Demain, il enverrait des renforts sur la muraille ouest et irait rejoindre ses hommes. Il leur parlerait, essaierait de leur instiller le courage nécessaire.
Et demain soir, il offrirait un dernier dîner pour ses officiers et les notables de la ville, afin de leur donner du cœur à l’ouvrage. Il ne put s’empêcher de penser, même s’il y avait là un funeste présage, au dernier dîner d’Antoine et Cléopâtre à Alexandrie. Comment en avait-on nommé les convives ? « Les inséparables dans la mort », quelque chose de ce genre.
Il avait fini son vin et il lui prit l’envie de jeter la grosse coupe en terre au loin, au-dessus du marché aux poissons en contrebas, jusque dans les eaux noires de l’Euphrate. Mais il n’en fit rien. Il se dirigea vers le portique. Il faisait très sombre derrière les colonnes et il ne trouva la nourriture que parce qu’il savait qu’elle était là.
Il y eut comme un grattement contre un mur de brique et il se figea. Il entendit le bruit à nouveau, au sud de la terrasse. Il s’accroupit. Une forme apparut au-dessus du mur sud. Il faisait assez clair sur la terrasse, comparé à l’obscurité dans laquelle Ballista était plongé sous le portique. Il distingua une silhouette vêtue de noir sautant du mur sud, le mur qui donnait sur la ville. De nouveaux grattements se firent entendre et deux autres silhouettes tout de noir vêtues rejoignirent la première. Dans un raclement sourd, toutes trois dégainèrent leurs armes. La lumière des étoiles se reflétait sur les glaives.
Ballista fit mine de se saisir de son épée. Elle n’était pas sur sa hanche. « Imbécile, espèce d’imbécile. » Il l’avait laissée aux thermes. Tout allait donc finir comme ça : trahi par sa propre stupidité. Il avait baissé sa garde et allait être puni. « Foutu crétin. » Ce pauvre bougre de Mamurra t’avait pourtant prévenu.
Les trois assassins vêtus de noir s’avancèrent lentement. Ballista couvrit son visage et ses longs cheveux blonds avec le bas de sa robe. S’il s’en tirait, il lui faudrait remercier Calgacus de lui avoir trouvé cette robe en coton indien presque transparent et de la couleur noire qu’affectionnait son dominus. Les silhouettes sombres traversaient la terrasse. Tout doucement, les doigts de la main gauche de Ballista se refermèrent sur la poignée du gros couvercle d’argent. Sa main droite trouva la lourde coupe en terre dans laquelle il avait bu. C’était tout ce qu’il avait en guise d’arme ; pas grand-chose, mais peut-être mieux que rien. Il s’efforça de contrôler sa respiration et attendit.
Un renard glapit de l’autre côté du fleuve. Les trois assassins s’arrêtèrent. Ils n’étaient qu’à quelques pas de lui. L’un d’entre eux fit un signe de la main, indiquant à celui qui se trouvait le plus près de Ballista d’aller sous le portique. Ballista se redressa, prêt à bondir.
La porte de la terrasse s’ouvrit. Un rectangle de lumière jaune éclaira le mur, plongeant tout ce qui se trouvait en dehors dans une obscurité plus profonde encore. Les assassins se figèrent.
— Kyrios, Kyrios ? Êtes-vous là ?
C’était la voix de Demetrius. Après un instant, n’entendant pas de réponse, le jeune Grec revint à l’intérieur du palais. Son ombre disparut du rectangle de lumière.
L’un des assassins chuchota quelque chose en araméen. Tous trois s’approchèrent furtivement de la porte. Celui qui se trouvait juste à la limite du portique, sa vision nocturne affectée parce qu’il avait regardé en pleine lumière, passa à moins de quatre pas de Ballista. Les trois hommes
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