L'Orient à feu et à sang
vraiment une pierre à la place du cœur !
IV
C’était vraiment frustrant. Sur la gauche, à un demi-mille, Demetrius voyait défiler Chypre, l’île d’Aphrodite, déesse de l’amour. Toute sa jeune vie, il avait voulu visiter son sanctuaire, mais désormais, le temps manquait. C’était devenu une denrée rare depuis la bataille contre les Goths qui semblait avoir dynamisé Ballista. Combattre les Barbares du Nord l’avait affecté d’une étrange manière, le rendant impatient d’en découdre avec ceux de l’est. Il avait tourné comme un lion en cage pendant les quatre jours où ils avaient mouillé à Symi pour réparer la trirème (il avait fallu tendre les hypozomata [32] – ce que cela pouvait bien être, il l’ignorait complètement). Pendant ce temps, on avait vendu à des marchands d’esclaves la douzaine de guerriers goths repêchés et capturés lors de la bataille. Aucune promesse ne leur avait été faite et leur avenir s’annonçait sombre. Le Kyrios avait arpenté le pont pendant la traversée d’une journée jusqu’à Rhodes. Son impatience était contagieuse et, lorsque Chypre fut en vue après trois jours de mer, Maximus, Mamurra et Priscus, le triérarche suppléant, faisaient eux aussi les cent pas.
Pendant le trajet de Rhodes à Chypre, la première incursion du Concordia en haute mer depuis le début de leur périple, même le studieux Demetrius avait pu se rendre compte qu’on était terriblement à l’étroit sur une trirème. Les rameurs n’avaient nulle part où se dégourdir ou se laver. Il leur fallait dormir sur leur banc de nage. On ne pouvait manger chaud. L’habitude qui voulait qu’une trirème, dans la mesure du possible, accostât deux fois par jour – une fois à midi pour que l’équipage déjeune et une autre fois à la tombée du jour pour dîner et dormir – était tout à fait compréhensible.
Pour des raisons à la fois utilitaires et liées à la nécessité d’observer le protocole, on s’était astreint à une étape de deux jours à la Nouvelle Paphos [33] , où siégeait le gouverneur romain de l’île de Chypre. Il avait la préséance sur Ballista et on ne pouvait donc pas l’ignorer. Le proconsul les reçut dans une grande demeure, bien située vers l’extrémité du promontoire afin que l’on puisse y jouir de la brise marine. Une visite non dénuée d’une certaine solennité, qui avait monopolisé le plus clair de la première journée.
Le second jour, chaque voyageur avait vaqué à ses propres occupations, qu’elles fussent dictées par ses obligations ou ses centres d’intérêt. Demetrius avait parcouru le demi-mille qui les séparait de l’agora afin d’acheter des provisions ; le kyrios, accompagné de Calgacus, était retourné chez le proconsul pour de nouvelles conversations sur ce qu’il advenait dans la Ville éternelle. Priscus et Mamurra avaient bichonné le Concordia. De nouvelles préoccupations au sujet de quelque chose appelé paraxeiresia s’étaient associées aux soucis que l’on continuait à se faire concernant les hypozomata. Maximus s’en était allé au bordel et était revenu soûl.
Le lendemain à l’aube, on tira les échelles d’embarquement et largua les amarres du Concordia. Les rameurs le sortirent du port, puis un léger vent du nord gonfla sa voile. Le navire se trouvait maintenant au sud-est de l’île.
Demetrius se pencha au bastingage de bâbord arrière. Ils s’éloignaient de l’un des lieux les plus sacrés du monde grec. Là, à l’aube des temps, Cronos avait castré Ouranos et jeté à la mer les organes génitaux tranchés. Aphrodite était née de l’écume qui s’y était formée. Quelque part à la gauche de Demetrius se trouvait le rocher marquant l’endroit où elle avait émergé du coquillage et où, nue, elle avait pris pied sur la terre ferme.
À environ un mille à l’intérieur des terres, Demetrius distinguait tout juste les murs de son sanctuaire, qui avait été la première demeure d’Aphrodite. Il était si ancien que l’objet de culte était non pas une statue sculptée par la main de l’homme, mais une pierre noire conique. C’était là qu’Aphrodite s’était réfugiée après avoir été convaincue d’adultère. Là, protégée de la colère de son mari et des railleries des autres dieux, les Grâces l’avaient baignée, ointe et vêtue.
Ballista dit quelque chose qui ramena les pensées de Demetrius à bord du navire. « Ainsi, le
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