Louis Napoléon le Grand
organisé, il devient en effet de plus en plus évident que Louis Napoléon ne pourra compter que sur lui-même pour atteindre les objectifs qu'il s'est assignés, et qu'il ne reniera jamais.
D'après les textes et, d'ailleurs, dans l'esprit de tous, c'est lui qui détient le pouvoir. Un pouvoir personnel. Quasi absolu, au moins au début. Mais l'exercice de tout pouvoir est en fait une lutte incessante contre l'impuissance. L'impuissance qu'on découvre en mesurant le long chemin à parcourir entre un ordre, une orientation, une consigne et leur exécution, intelligente, réaliste et néanmoins fidèle; l'impuissance, née des obstacles innombrables qu'on rencontre, liés à la paresse, au conformisme, aux réticences, aux oppositions, aux incompréhensions, à l'absence réelle d'adhésion. Et ce qui est vrai de tout pouvoir vaut tout particulièrement pour celui de Louis Napoléon.
Il est le seul à croire aux politiques qu'il entend conduire. Aux difficultés habituelles des gouvernants qui tentent d'accomplir un dessein s'ajoutent celles tenant au fait que personne d'autre que lui ne croit à ce dessein.
Les rouages de l'État sont donc au moins autant des éléments de résistance à sa volonté que des auxiliaires. C'est d'abord de ceux qui devaient le servir qu'il avait à se défier.
Dès l'origine, la Cour, le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, les ministres incarnent le conservatisme... et, donc, fût-elle larvée et non affichée, une opposition à l'empereur, dans tous les domaines, intérieur et extérieur, économique, social, politique.
Étrange et permanent combat que celui de cet homme seul contre ceux qui le soutiennent. Jeu subtil du chat et de la souris. Manège fait de concessions incessantes à l'air du temps, alternant avec de brutales déterminations qui permettent enfin, parfois, souvent, d'aller de l'avant.
Ce conflit feutré, qui ne dit pas son nom, animé par des partenaires qui n'en ont guère conscience, éclaire l'impression laissée à la postérité par un régime qui, sans cette clé, resterait totalement incompréhensible... Car si les ambiguïtés, les équivoques, les contradictions abondent, elles sont le fait de Louis Napoléon, et sans doute son mérite et sa gloire. Il en est seul responsable. Si ce n'était lui, tout serait clair, limpide, cohérent: on aurait un régime autoritaire, pratiquant, à l'intérieur et à l'extérieur, une politique de réaction.
Ce n'est pas, ce ne sera pas le cas.
Il faut ainsi prendre garde avant de dépeindre Louis Napoléon comme une sorte d'autocrate.
Il est vrai, pour prendre l'exemple de la liberté de la presse, qu'il n'en fit pas, au moins pendant les premières années du règne, l'une de ses priorités — c'est le moins qu'on puisse dire... Des textes restrictifs, d'une part, des subsides généreusement versés à nombre de journaux et de rédacteurs, d'autre part, correspondent à une conception pour le moins craintive et dirigiste. Si subsistent des organes d'opposition, force est d'admettre qu'ils se cantonnent, un certain temps du moins, dans une prudente réserve afin d'éviter les coups de la loi. C'est le cas de la Gazette de France, légitimiste, du Journal des Débats, orléaniste, et de quelques organes libéraux. On ne saurait d'ailleurs prétendre que lorsque la liberté reviendra, l'extraordinaire déferlement de critiques,d'attaques, d'injures que l'empereur aura à endurer ne fera pas regretter à son entourage l'heureux temps où, du moins, le pire était évité.
Mais si ses rapports initiaux avec le « quatrième pouvoir » relèvent d'une approche, disons-le, assez passéiste, il eut en revanche plus de respect pour le troisième. Quand, publiant les papiers secrets du second Empire, on chercha à montrer comment l'Empereur pesait sur les décisions judiciaires, on ne trouva guère qu'une lettre de Conti au président Benoît-Champy, ainsi libellée :
« L'Empereur voit avec regret le procès civil pendant entre Madame de Magnoncour et ses deux fils, dont l'un est officier de la Garde Impériale.
« Sa Majesté désirerait qu'il vous fût possible d'amener le rapprochement des parties et de prévenir par la conciliation le fâcheux retentissement d'une lutte judiciaire. »
On conviendra que c'est peu!
De même comment prétendre que Louis Napoléon a voulu et mis en place un État policier? Certes le pays est « surveillé ». Comme par le passé, les procureurs généraux sont
Weitere Kostenlose Bücher