Louis Napoléon le Grand
lesquelles n'est restée aucune force mexicaine, ni les Conservateurs ni les Monarchistes n'ont fait la moindre démonstration qui pût montrer aux Alliés qu'ils existent.
« Il sera facile à Votre Majesté de conduire le Prince Maximilien à la capitale et de le couronner Roi [...]. Mais ce Monarque n'aura rien pour le soutenir le jour où l'appui de votre Majesté viendra à lui manquer. »
Enfin, l'armée va rencontrer les pires difficultés, dans ce pays au terrain difficile et à peu près inconnu. Lorsque le général Forey sera ultérieurement nommé commandant en chef, on découvrira qu'il n'a même pas une carte du Mexique! Et Louis Napoléon écrira au maréchal Randon : « J'ai donné à Forey la seule carte du Mexique que j'avais; faites-la copier et lithographier, puis renvoyez-la moi. »
Cette impréparation est d'autant plus regrettable que les troupes françaises vont très vite se retrouver seules. A partir de Veracruz, le corps expéditionnaire franco-anglo-espagnol a fait mouvement vers Cordoba, Tehuacan et Orizaba. Dès lors que cette démonstration de force suffit à convaincre Juarez de signer un accord pour le paiement de leurs nationaux, les Anglais décident aussitôt de rembarquer et convainquent les Espagnols de les imiter. Pour les Français, les choses se présentent d'autant plus mal que Juarez a également passé un accord avec les Américains qui, en échange de nouvelles concessions territoriales, vont lui fournir armes et argent. A cause de renseignements erronés — Saligny est le seul à avoir discerné la vérité de la situation — Louis Napoléon décide de ne pas abandonner son projet, qui consiste à établir l'archiduc Maximilien, frère de l'empereur d'Autriche, sur un trône qu'on va créer pour la circonstance. Son ignorance du Mexique — l'ignorance générale — est vertigineuse: ainsi pensait-il que Puebla était une bourgade, alors qu'elle compte quatre-vingt mille habitants. Il faudra un premier échec puis soixante-deux jours de siège pour prendre la ville et ouvrir la route de Mexico.
Juarez ayant abandonné la capitale, on peut se donner l'illusion du succès. Forey en fait un compte rendu lyrique : « Sire, les soldats de la France ont été littéralement écrasés sous les couronnes et les bouquets [...]. La rentrée des troupes après la campagne d'Italie peut seule donner l'idée d'un pareil triomphe. »
Pourtant, Louis Napoléon, si loin soit-il, sent bien que l'affaire commence à sentir le roussi. Et il entreprend de chercher une solution politique qui ne serait pas forcément celle à laquelle il avait initialement songé. Il donne donc pour instruction à Forey de procéder à un virage à cent quatre-vingts degrés et de rechercher, le cas échéant, une solution politique avec tel ou tel partisan de Juarez — voire, pourquoi pas, avec Juarez lui-même. La dépêche ne laisse aucun doute à cet égard. Le commandant en chef estinvité à chercher « un nom capable de rallier les partis opposés, même s'il fallait faire appel à l'un des chefs qui, trompés par leur patriotisme, seraient aujourd'hui dans les rangs de nos adversaires ».
C'est, effectivement, une bonne façon de se sortir de ce guêpier. Mais les circonstances vont en décider autrement et le piège va se refermer... Il est déjà trop tard: les instructions de Louis Napoléon vont mettre plusieurs semaines pour parvenir à leur destinataire. Entre-temps, Forey et Saligny ont déjà proclamé la monarchie.
Saligny — qui va d'ailleurs être rappelé — n'a déjà plus l'esprit critique qui lui avait fait déceler les dangers de l'affaire. Comme tous les autres responsables français sur place — et Bazaine en sera l'exemple typique — il est atteint de cet étonnant syndrome qui, cent ans plus tard, fera encore des ravages en Algérie : celui d'hommes capables, à Paris, de raisonner froidement, d'analyser objectivement une situation, et qui, une fois sur place, se laissent progressivement, insensiblement contaminer par le milieu au point d'en devenir les porte-parole et les instruments, d'en oublier le sens de leur mission et les intérêts de leur pays. Du fait de l'éloignement, le phénomène est sans doute encore plus fort au Mexique.
L'exotisme du lieu ensorcelle littéralement certains dignitaires français, qui en perdent toute raison. Plus d'un s'imagine en vice-roi. En attendant, on vit dans la munificence. Bazaine, qui a remplacé Forey, est le plus atteint.
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