Louis Napoléon le Grand
avec des paysans. Mais les soldats et les paysans ne suffisent pas. Il y faut le concours des classes supérieures qui sont naturellement gouvernantes. »
Pour sa part, Louis Napoléon, en vrai démocrate, croit à la souveraineté du peuple. A ceci près que, selon lui, pour éviter l'anarchie, la démocratie doit s'incarner dans un homme, qui en est l'initiateur et le garant. De ce point de vue, 1860 n'est donc pas un tournant mais, sur une ligne droite, le point de départ d'une accélération qu'autorise le bon fonctionnement du régime. C'est sur cette ligne qu'il convient de situer la politique de libre-échange, l'aide aux nationalités ainsi que les multiples décisions prises dans le domaine des libertés économiques et sociales, qu'il s'agisse de l'abolition de la contrainte par corps en matière de dettes, de la première reconnaissance du droit de grève, de l'agrément des syndicats ou de l'aménagement du livret ouvrier...
Dans toutes ces matières, Louis Napoléon ne fait que poursuivre le développement logique du « projet impérial ». La seule novation, c'est qu'il constate à présent qu'il a suffisamment attendu, qu'il a trop et trop longtemps concédé au parti de l'Ordre, et que le « pli réactionnaire » du régime doit désormais disparaître.
Cela dit, on peut à bon droit se demander si Louis Napoléon envisageait de donner un jour, par surcroît, satisfaction à la conception des libéraux en matière de libertés. Ces libertés que Thiers, dans un grand discours prononcé en 1864, allait décrire comme autant de nécessités : la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de l'électeur, la liberté de l'élu, la liberté parlementaire.
Voilà en effet une importante question car, en cas de réponse négative, on pourrait valablement prétendre — pour reprendre encore une expression de Rougerie — qu'il y aurait bien contradiction entre « l'Empire des Libéraux » et le « Libéralisme impérial ». Mais, précisément, la réponse ne paraît pas négative.
Une phrase que Louis Napoléon prononça en 1853 devant le Corps législatif doit retenir l'attention: « La liberté n'a jamais aidé à fonder d'édifice politique durable, elle le couronne quand le temps l'a consolidé. »
Le « couronnement de l'édifice »! L'expression allait faire fortune. Tout le problème était donc de savoir quand, pour l'empereur, le moment serait venu. Il était clair qu'à ses yeux la liberté « libérale » était seconde, mais seconde dans l'ordre d'écoulement des choses et nullement secondaire.
A l'ouverture de la session de 1861 du Corps législatif, Morny se chargea d'expliciter la pensée de Louis Napoléon : « La liberté politique est le couronnement de toute société civilisée, elle grandit la Nation et le citoyen, il est de notre honneur d'en favoriser la durée et le développement, mais elle ne s'implante définitivement qu'avec l'ordre et la sécurité. »
Dès lors, le calendrier retenu n'offre pas de surprises: d'abord les libertés économiques et sociales, puis les libertés civiles, ensuite et enfin les libertés politiques. Bref, c'est bien à une synthèse qu'aspirait Louis Napoléon, à terme, entre les valeurs du bonapartisme, dont il était à la fois le théoricien et le praticien, et les valeurs libérales, dans toute la mesure de la compatibilité des unes et des autres.
Comment s'étonner de cette volonté de synthèse? Si Louis Napoléon avait théorisé le bonapartisme, une bonne partie de sa formation était d'inspiration libérale. Il n'avait pas pu rester insensible à l'attrait des institutions britanniques. Sans doute espérait-il pour la France une solution originale, un modèle nouveau qu'eût pu favoriser une évolution des moeurs politiques.
Espoir fou? Peut-être, si l'on mesure l'écart entre les tenants d'une démocratie directe, qui risque toujours de virer au césarisme, et ceux d'une démocratie représentative, laquelle fait volontiers fi de la souveraineté réelle du peuple, entre les libertés collectives et les libertés individuelles, entre deux modes d'organisation de la société qui ont chacun leur logique et leur cohérence. Cet espoir fou, pourtant Louis Napoléon fut bien près de le réaliser, même s'il pensa sans doute longtemps que ce ne serait pas à lui de tenter l'impossible.
Pour une fois, on peut accorder quelque crédit aux propos que Paléologue dit tenir de la bouche d'Eugénie. Pour sa part,
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