Louis Napoléon le Grand
devrait suffire à alerter l'entourage. Bismarck est le cadet de Louis Napoléon. Sept ans les séparent, mais bien d'autres choses encore. Ses gros sourcils en broussaille renforcent le regard dur et audacieux de ses yeux bleus lumineux. C'est un colosse d'un mètre quatre-vingt-huit qui s'applique alors à aligner modestement son pas sur celui d'un homme aux petites jambes et aux longs bras, au visage ravagé, aux joues effondrées, aux yeux vitreux, épuisé par la souffrance et les médications. Car Louis Napoléon va à ce moment fort mal. Il est affaibli par des pertes de sang, il est en pleine anémie. Des crises douloureuses dans le bas-ventre le laissent sans énergie. Rien de tout cela n'échappe à Bismarck. Il note ce manque de vivacité, et le flottement de l'esprit, toutes choses auxquelles l'entourage semble rester aveugle et sourd. Il pressent le parti qu'il pourra en tirer...
La confrontation des deux hommes apparaît ainsi comme l'un de ces événements qui transforment en inéluctable destin une histoire encore non écrite. Elle est comme une révélation pour Bismarck, dont la venue se plaçait sous le signe du doute et de l'humilité et qui va repartir plein de certitude et de détermination. Car avant l'entrevue, qui s'est déroulée dans sa majeure partie sur une terrasse au bord du rivage, Bismarck était pour le moins inquiet, persuadé que la pensée de Louis Napoléon comportait de mystérieux desseins qu'il était d'ailleurs venu découvrir... Pour la bonne cause, c'est-à-dire celle de l'Allemagne, il était peut-être prêt à écouter cet homme qui s'exprimait encore avec l'accent allemand. Désormais, à ses yeux, le dialogue a perdu toute importance. D'autant qu'ils se sont dit peu de choses. Louis Napoléon est resté dans le vague. N'ayant pas encore établi sa religion, il n'a pas parlé de compensations, soit qu'il n'ait rien à demander, soit qu'il estime prématuré, sur le moment, de le faire.
Visiblement, il ne veut s'engager formellement envers aucun des deux futurs belligérants, cherchant à obtenir de chacun d'eux des garanties en cas de victoire. Il occupe une position de force, et estime ne pas avoir à se découvrir trop tôt. D'ailleurs, la déclaration de guerre n'est pas pour demain, et le conflit promet d'être long et indécis, comme le lui ont assuré ses généraux. Ceux-ci ne pronostiquent-ils pas pour la plupart la victoire de l'Autriche?
Dès lors que les choses se passeraient comme chacun semble le penser, tout serait si simple: il empêcherait l'écrasement desPrussiens et obtiendrait en récompense une rectification de frontières sur le Rhin. Alors, pourquoi s'engager à fond tout de suite?
Après coup, lorsque les faits auront déjoué toutes les prévisions, y compris les siennes, on voit bien que c'est à ce moment et à ce moment seulement qu'il était en position de force, puisque Bismarck avait besoin d'assurances de sa part et qu'il était prêt à les payer au prix fort. Or, sur le principe des compensations, Louis Napoléon se montre à Biarritz tout à fait évasif. Pour jouer sur les deux tableaux, il a choisi sur ce point la prudence.
Il en dit assez, cependant, pour que Bismarck prenne le chemin du retour avec une triple certitude: Louis Napoléon n'a pas conclu d'alliance avec l'Autriche; il est sans doute prêt à favoriser l'alliance de l'Italie avec la Prusse, et celle-ci peut désormais s'engager entièrement contre l'Autriche sans craindre de voir l'armée française se déployer sur le Rhin.
Peu après avoir quitté Biarritz, Bismarck écrira : « Avant de le voir, j'avais peur. Depuis, je suis rassuré. Derrière son mystère, il n'y a rien... L'Empereur des Français est une grande incapacité méconnue. »
Biarritz s'avérera donc, après coup, un échec diplomatique pour Louis Napoléon. Un échec qui aurait pu être réparé dans les semaines suivantes. Mais pourquoi aurait-on alors changé de stratégie, rien ne semblant de nature à remettre en cause les éléments de l'analyse sur laquelle elle se fondait?
Ainsi, lorsque Bismarck, peu avant le déclenchement des hostilités, offre formellement à la France le Luxembourg et les bords de la haute Moselle, Louis Napoléon élude la proposition. Quelle raison aurait-il de l'accepter alors qu'il peut espérer bien davantage?
Son action suit son cours logique. Il conseille à Victor-Emmanuel de s'allier aux Prussiens. Parallèlement, il obtient des Autrichiens la promesse de
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