Louis Napoléon le Grand
sur les sentiments patriotiques d'un Bonaparte qui a servi tantôt la Suisse comme capitaine, tantôt l'Angleterre comme constable et dont les exploits consistent dans un coup de pistolet tiré à Boulogne au pied de la colonne sur un soldat français. »
Proudhon n'est pas moins violent. Mais de sa diatribe, il ressort clairement qu'il ne se fait plus guère d'illusions:
« Vous serez tous soldats, soldats à vie.
« Vos femmes seront cantinières, vos garçons tambours... Viens donc Napoléon ! Viens prendre possession de ce peuple de courtisans... Tu as fait le pitre et joué la comédie.
« Viens ! Tu es l'homme qu'il nous faut. »
Et de fait, plus l'échéance approche, plus les adversaires de Louis Napoléon semblent se résigner en se cherchant de mauvaises excuses. L'accusé, en fait, c'est le suffrage universel... Déjà, en avril, comme le rapporte Jean-Pierre Rioux, les socialistes avaient souhaité un report de la date des élections pour permettre aux Français — et particulièrement aux paysans encore sous l'influence du noble ou du curé — de « faire leur éducation politique ».
En proposant de faire élire le président par l'Assemblée, Jules Grévy, véritable saint Jean Bouche d'or, a vendu la mèche : « Je suis convaincu, a-t-il plaidé, que le peuple voudra ce que ses représentants auront voulu... »
Et voilà que plus le temps passe, plus on fait écho à cette thèse, moins on dissimule le regret de ne pas avoir laissé le soin de trancher aux représentants du peuple, voire à la partie la plus éclairée d'entre eux.
Le Journal des Débats pose le 27 octobre la question qui brûle bien des lèvres: « Serions-nous plus près du despotisme, aujourd'hui, avec le suffrage universel que nous en étions près, il y a un an, avec nos institutions modérées ? »
La République va encore plus loin, le 31 octobre, sous la signature de Laurent de l'Ardèche, partisan de Ledru-Rollin : « Aussi longtemps que l'ignorance et la pauvreté formeront le lot des masses, le peuple, dans les campagnes, ne sera souverain que de nom. »
Et le 20 novembre, le même journal récidive avec ce terrible aveu: « Nous ne saurions aujourd'hui espérer de conquérir le pouvoir par le suffrage universel... nous savons très bien en effet que notre force n'est pas dans le nombre... »
***
Le vote eut lieu les dimanche 10 et lundi 11 décembre. Tout s'est passé dans le plus grand calme. La participation est très forte, encouragée par un fort beau temps.
Le dépouillement commence le 12.
Le soir même, pendant le dîner, Louis Napoléon prend connaissance des premiers résultats du vote. Ils sont convergents: non seulement c'est lui qui est en tête, mais, plus encore, il va largement dépasser la barre de la majorité qualifiée — ce qui n'était évidemment pas couru d'avance : les partisans de Cavaignac qui entretenaient l'ultime espoir du recours à l'Assemblée vont devoir vite déchanter.
En fait, les Français sont allés voter en rangs serrés et lui ont assuré un véritable triomphe. Aucune catégorie, aucune région n'est restée à l'écart de l'immense mouvement qu'il a su déclencher...
Les résultats sont proclamés le 20 décembre et publiés dans le Moniteur du 22.
Louis Napoléon obtient 5 572 834 suffrages contre 1 469 156 à Cavaignac. Les autres candidats n'ont fait que de la figuration, l'honnête Lamartine frisant le ridicule : il recueille à peine quelque 20 000 voix contre 376 834 à Ledru-Rollin et 37 106 à Raspail.
De tels résultats révèlent à la classe politique l'ampleur du mouvement dont Louis Napoléon est le bénéficiaire. Les ouvriers, notamment, ont voté en majorité pour lui. Mais, aux yeux de tous, c'est l'irruption du vote paysan qui constitue le fait majeur. Il continuera d'ailleurs de peser pendant plus d'un siècle...
Selon Karl Marx, l'élection du 10 décembre fut bien « une réaction des paysans qui avaient dû payer les frais de la révolution de février, réaction dirigée contre les autres classes de la nation, réaction de la campagne contre la ville ». « Napoléon, ajoute-t-il, était le seul homme représentant jusqu'au bout les intérêts et l'imagination de la nouvelle classe paysanne que 1789 avait créée... Le 10 décembre fut le coup d'État des paysans qui renversaient le gouvernement existant... Un moment héros actifs du drame révolutionnaire, ils ne pouvaient plus être relégués au rôle passif et servile du choeur.
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