Louis Napoléon le Grand
pas pris la mesure de l'événement. C'est la première fois, en France, qu'un homme reçoit l'onction de l'ensemble du suffrage universel. L'homme ainsi désigné, investi, légitimé, va bénéficier d'une autorité morale et d'un poids politique dont nul encore ne peut pressentir les implications. Toute la période qui va suivre va être marquée par cette nouvelle donne. Pour n'avoir pas su le prévoir, certains des hommes qui assistent à la prestation du nouveau président connaîtront de douloureux réveils.
Louis Napoléon est probablement conscient de la métamorphose qui vient de s'accomplir. Pour une fois, il pourrait faire sienne l'analyse — lumineuse il est vrai — de Karl Marx, qui abien saisi la spécificité du lien unissant désormais le président au peuple français : « Lui est l'élu de la nation et son élection est l'atout que le peuple souverain joue tous les quatre ans. Un rapport métaphysique réunit l'Assemblée nationale élue et la nation, mais le président élu est en rapport personnel avec cette dernière. L'Assemblée nationale traduit bien par ses divers représentants les faces multiples de l'esprit national, il s'incarne dans le président. Il a sur elle l'avantage d'un droit divin particulier, il est par la volonté du peuple. »
***
Le soir même, Louis Napoléon est à l'Élysée.
En quelques semaines, le politique a accompli l'impossible.
IV
L'AUTEUR DU COUP D'ÉTAT
Les institutions nouvelles étant ce qu'elles sont, le coup d'État du 2 décembre 1851 apparaît comme inéluctablement inscrit dans la logique de l'élection du 10 décembre 1848. Un réseau de contradictions a été tissé dont il va bien falloir sortir. Dès l'installation du président à l'Élysée, tout, pratiquement, est écrit d'avance. Une facture existe qu'il faudra payer. Les issues constitutionnelles sont toutes cadenassées, et ne restent plus, pour sortir d'une crise inévitable, que les moyens brutaux auxquels, depuis quelques décennies, la France s'est d'ailleurs accoutumée et, en quelque sorte, résignée.
Il ne s'agit pas ici de rechercher si l'acte qui va s'accomplir, acte bien sûr illégal, a pour lui la légitimité. Mais, du moins, d'essayer de comprendre comment y parvint et comment le vécut son auteur.
Sur ce point, les témoignages sont à la fois abondants et convergents : le coup d'État marqua un tournant décisif, à la fois politique et personnel, dans l'existence de Louis Napoléon. Bien longtemps après, l'impératrice expliquait qu'aux yeux de son époux, le souvenir du 2 Décembre était « comme un boulet que, toute sa vie, on traîne au pied ». Jamais l'anniversaire du coup d'État ne sera si peu que ce soit célébré. Et la pire des injures était celle qui consistait à désigner le régime comme celui « du deux décembre ».
C'est un fait que le coup d'État a toujours été considéré comme le péché originel du second Empire. Péché originel que rien, aux yeux de l'Histoire, ne serait jamais venu laver. LouisNapoléon, torturé au plus profond de son être, ne fut jamais lui-même intimement persuadé du contraire. Et il ne semble pas avoir cru sincèrement aux vertus rédemptrices du baptême... du suffrage universel.
Le coup d'État, il l'a vécu, avant, pendant et après son accomplissement, comme un véritable cauchemar. Il chercha désespérément d'abord à l'éviter, ensuite à le différer, puis, le fait accompli, à en limiter la portée ; et ne cessa, sa vie durant, de chercher à établir, sur des bases objectives, que son initiative avait été justifiée.
Cet acte, il fut d'abord angoissé à l'idée d'avoir à le perpétrer, et, ce faisant, de renier le serment qu'il avait prêté. Mais il comprit vite qu'il n'avait pas d'autre choix, et persuadé, non sans troubles intérieurs, qu'en sortant de la légalité il ne tarderait pas à rentrer dans le droit, il se décida à franchir le pas. Sans nul doute pressentit-il le parti que sauraient en tirer ses adversaires, et quel risquait d'être le jugement de la postérité. Si, comme tout l'indique, il s'est attendu au pire, son attente ne fut pas déçue. Ses détracteurs peuvent aujourd'hui encore afficher un bilan triomphal.
Dans un sondage d'opinion sur les plus grandes forfaitures de notre histoire, le coup d'Etat du 2 décembre se situerait vraisemblablement beaucoup plus haut que le 10 juillet 1940 — sans même parler du 18 Brumaire, considéré généralement comme une aimable
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