L'ultime prophétie
Anari — et n'avait assisté au mariage que parce que la coutume
l'exigeait. Le reste du temps, il avait été confiné sous une petite tente
plantée au pied des collines, à l'extérieur de la partie d'Anahar réservée au
clan des Monabi. Là, il passait son temps les yeux rivés sur l'armure déchirée
et abîmée de Giri. Ce comportement n'était pas inhabituel parmi les Anari. La
longévité de ce peuple l'avait peu accoutumé à la compagnie de la mort et par
conséquent, une période de communion avec l'âme d'un disparu était jugée non
seulement normale mais honorable.
C'était sous la tente de Giri, plantée sur un terrain
escarpé et balayé par le vent, que les deux hommes se tenaient à présent, face
à face, en ennemis plutôt qu'en amis de longue date. Le vent froid de cet étrange
hiver était si vif qu'il menaçait de les clouer au sol. Ni l'un ni l'autre ne
céda d'un pouce et seul Archer se laissa aller à penser à quel point Anahar
aurait dû être agréable à cette époque de l'année... sans les machinations
d'Ardred, celui qu'on appelait le Seigneur du Chaos.
Ratha était incapable de toute pensée rationnelle. Le
chagrin submergeait son esprit et son âme, l'empêchant de voir le mal qu'ils
devaient tous affronter, ne laissant qu'une coquille vide déchirée par la
douleur et la rage.
Néanmoins, la colère de Ratha fut incapable de résister au
regard impassible d'Archer. Etouffant un juron dans sa barbe, il sortit brusquement
de la tente et ne s'arrêta pas avant d'arriver au bord d'un ravin. Il jeta une
pierre dans le vide d'un coup de pied. Le vent couvrit bientôt le bruit de la
chute.
Archer avait suivi Ratha et cette fois, il parla.
— Ton frère était mon ami lui aussi. S'il est mort de
l'épée de Tuzza, en réalité, sa fin était entre les mains de l'Ennemi qui nous
poursuit tous, l'Ennemi qui a provoqué cette guerre. Vas-tu négliger les tiens
et laisser ta colère se tromper de cible ?
— Me tromper ? cria Ratha en faisant volte-face. Mon
peuple est réduit en esclavage par les Bozandari depuis des générations.
Voulez-vous que je l'oublie ?
— Tu ne peux l'oublier. Jamais je ne te le demanderai.
— Que voulez-vous alors ? Contrairement à vous, je ne suis
qu'un simple mortel, un mortel qui a perdu une moitié de lui-même à cause de
celui à qui vous me demandez de faire confiance, que vous voulez que
j'accompagne avec une armée de mes hommes afin de combattre d'autres Bozandari.
— Oui-da, tu dis vrai. Si tu tiens à accuser quelqu'un,
blâme-moi. Ma race et moi avons créé ton peuple et cet acte de démesure a semé
les graines de sa servitude. Blâme-moi, Ratha, car je suis plus responsable de
la mort de Giri que Tuzza ne pourra jamais l'être.
Ratha rejeta la tête en arrière, comme s'il avait été giflé.
Lorsqu'il parla enfin, sa voix était rauque, comme brisée.
— Vous nous avez sauvés, Giri et moi, de l'esclavage. Vous
avez fait de nous vos amis et compagnons de route. Comment pourrais-je
l'oublier ?
— On le dirait pourtant, puisque tu parais résolu à
oublier l'Ennemi qui nous menace. Comme tu sembles déterminé à oublier que nous
ne pouvons pas gagner cette guerre seuls.
Ratha poussa un grondement où l'angoisse le disputait à la colère.
L'écho lui répondit. Le jeune Anari parut sur le point de jeter une autre
pierre dans le ravin mais il se ravisa, comme s'il se rappelait soudain le lien
étroit qui unissait son peuple et la pierre. Les Anari, et les Anari seuls,
étaient capables d'entendre les voix de la roche. D'où leur grand respect pour
elle, qu'ils considéraient comme un véritable être vivant. Jeter une pierre
d'un coup de pied comme il l'avait fait tantôt était un péché pour les siens.
Il tomba donc à genoux et ramassa l'une des grosses pierres
qui gisaient sur le sol rocailleux, probablement après un éboulement. Il la
porta à son visage, tout près de son oreille, et ferma les yeux. Des larmes
coulaient sur son visage sombre, et l’une d'elles tomba sur la pierre.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
La pierre qu'il tenait à la main réagit en brillant
doucement.
Archer s'agenouilla près de lui.
— Vois-tu ce que je veux te dire, Ratha ? Le deuil est
indispensable mais il ne faut pas oublier qui nous sommes et ce que nous devons
aux survivants.
Les yeux noirs de Ratha s'ouvrirent lentement. Ils étaient
baignés de larmes.
— Vous le savez mieux que
Weitere Kostenlose Bücher