L'ultime prophétie
soldats bozandaris ne surveillaient pas des
prisonniers ligotés et sans défense. La plupart étaient occupés à ériger les
pals. Que son peuple fût capable de pareille cruauté mortifiait Ezinha. Il
pouvait comprendre que des légionnaires, endurcis par la guerre, en soient
venus à perpétrer ces actes vils sans haut-le-cœur. Mais ce qu'il n'arrivait
pas à saisir et ce qui le rendait malade, c'était que des gens ordinaires
puissent supporter ce spectacle atroce. Or il savait, pour son plus grand
dégoût, que des milliers de personnes seraient dans les rues, assoiffées de
sang, huant les victimes et applaudissant à leur agonie — et protestant, déçus,
quand la mort soulagerait enfin leurs souffrances.
Il avait surmonté ses scrupules à l'idée de combattre un tel
peuple. Ils étaient sans doute du même sang, mais il ne pouvait se compter
parmi ces hommes. S'il fallait choisir entre se réjouir de la souffrance
d'innocents au milieu d'une foule hystérique ou prendre les armes afin de se
rallier aux Anari, son choix était tout fait.
Les rebelles s'étaient divisés en groupes, dont chacun avait
pour cible les campements où étaient retenus des prisonniers anari ; chaque
homme avait deux épées, une pour se battre et l'autre pour le prisonnier qu'il
libérerait. Sauveteurs et sauvés quitteraient alors la ville en emmenant avec
eux tous les Anari qui voudraient retrouver leur liberté. Ils se
rassembleraient au sommet d'une colline à deux jours de marche à l'ouest de la
ville et là, ils se dirigeraient vers le sud, vers leur pays.
Bien qu'Ezinha ne fût pas soldat, il pensait que le plan
était bon. Il reconnaissait également que c'était la seule solution. Et
maintenant, alors qu'il se tenait accroupi dans le noir et regardait deux
légionnaires plaisanter entre eux tout en étalant de la graisse sur un tiers de
pieu et en expliquant à un jeune garçon bozandari — de six ans tout au plus ! —
qu'ils devaient le rendre glissant afin que, une fois empalée, la victime ne
puisse pas trouver de prise avec ses pieds, Ezinha comprit que cette unique
solution était également une solution juste. Le jeune garçon semblait
enthousiaste. Ezinha n'avait jamais éprouvé de haine avant cette nuit, devant
ces deux hommes.
Mihabi le saisit par le bras et lui montra quelque chose.
Ezinha voyait à peine les trois Anari cachés dans l'allée, de l'autre côté,
prêts à bondir.
Ezinha regarda son frère dans les yeux et y vit la même rage
que celle qui l'agitait. On ne devrait jamais apprendre pareilles atrocités à
des enfants.
Si paix il devait y avoir un jour, si les Bozandari devaient
retrouver leurs nobles racines, ces pratiques devraient cesser. Et celle-ci prendrait
fin dès ce soir.
Un bruit de cymbales résonna dans le centre de la ville,
d'abord trop faible pour être perçu. Mais il se répandit promptement : chaque
femme à son poste répétait le signal, dès qu'elle l'entendait. Quelques
secondes plus tard, le son des cymbales emplissait la ville — et fut bientôt
couvert par la clameur des combats.
Ezinha bondit de sa cachette aux côtés de Mihabi. Ils
brandirent leurs épées et foncèrent sur les deux légionnaires avec des cris de
rage. Les Bozandari, soudain dépassés et encerclés, n'avaient d'autre choix que
de se battre et de mourir.
Et ils mourraient.
Ils étaient bien entraînés tandis qu'Ezinha et ses compagnons
ne l'étaient pas, mais cela ne leur serait que d'une utilité limitée. Ezinha
vit une ouverture lorsque l'un des Anari frappa le dos de l'homme devant lui.
L'homme se retourna, un seul instant, mais cette seconde d'inattention suffit.
Ezinha souleva son épée des deux mains et frappa de toutes
ses forces le légionnaire. La lame l'atteignit au cou et traversa l'épaule et
la poitrine de l'homme ; l'impact mortel fut presque immédiat. Le sang jaillit
de la gorge du soldat, éclaboussant le visage d'Ezinha de son odeur épaisse et âcre.
Ce dernier leva le pied, repoussa son adversaire puis se tourna vers le second
légionnaire. Il gisait déjà sur le sol, frappé à la poitrine par Mihabi.
Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'Ezinha remarqua la tête du
petit garçon. Elle roulait près de ses pieds.
Une partie de lui-même espéra que ce n'était qu'un accident.
Une autre s'en moquait.
— Viens, dit-il à Mihabi. Ils sont nombreux et nous devons
nous dépêcher.
La Nuit de l'Epée Noire avait commencé.
— Les éclaireurs de Ratha ont
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