L'ultime prophétie
gémissement
faiblissait à chaque pas qu'il faisait. Il atteignit enfin le porche d'entrée
d'une boulangerie et comprit. Son frère gisait là, un moignon ensanglanté à la
place du bras.
— Ezinha, dit Mihabi en s'agenouillant près de celui qui
avait été son ami, son maître, son protecteur, son camarade et son frère. Nous
allons chercher de l'aide.
Le regard d'Ezinha chercha le sien.
— Personne ne peut plus rien pour moi, mon frère.
— Non, dit Mihabi, les larmes aux yeux. Non. Je vais
trouver un médecin.
Ezinha leva son bras, grimaçant de douleur, et le posa
contre la joue de Mihabi.
— Je suis médecin, Mihabi. Je sais ce qu'est capable de
supporter le corps humain et ce qu'aucune médecine connue ne peut réparer.
Une bulle de sang jaillit de sa bouche à ses mots. Mihabi
l'essuya.
— La côte cassée a perforé un poumon, ajouta Ezinha. Aucun
guérisseur dans tout Bozandar ne peut traiter pareille blessure. Mais cela n'a
pas d'importance.
— Non, dit Mihabi, les larmes se mélangeant à présent au
sang sur son visage couleur d'ébène. Non. Tu ne peux pas mourir.
— Cela n'a pas d'importance, dit Ezinha d'une voix presque
inaudible. Car je mourrai libre. Comme toi, mon frère. Et c'est pourquoi j'irai
rejoindre les dieux le cœur empli de joie.
— Reste avec moi, mon frère, dit Mihabi en berçant la tête
d'Ezinha dans ses bras. Reste avec moi.
— Elanor me réclame, murmura Ezinha. Tiens-moi la main, je
t'en prie, pendant que je vais vers elle.
— Oui, sanglota Mihabi. Oui...
Mihabi prit la main d'Ezinha dans la sienne et les tint
contre la poitrine de son frère. Il l'embrassa sur le front et s'obligea à ne
pas fermer les yeux, à ne pas cligner des yeux même, de peur qu'Ezinha se
sentît seul en ce dernier instant. Celui-ci tenta de respirer une dernière
fois.
Ce dernier souffle ne vint jamais.
Mihabi pleura.
Malgré toutes les épreuves qu'il avait déjà traversées,
jamais il n'avait autant souffert. Le corps de son frère — ce corps qui avait
fait la course avec lui dans les bois du domaine, qui s'était caché avec lui
sous la table d'Ialla, les lèvres qui avaient chuchoté et ri tandis que leur
mère les cherchait dans toute la maison, les yeux qui avaient brillé de la joie
et des promesses de l'enfance, puis qui s'étaient assombris sous le poids des
responsabilités de l'adulte qu'il était devenu, mais qui s'étaient remis à
briller ces derniers jours, les bras qui avaient joué à la lutte avec lui, le
cœur qui avait battu dans le bonheur et le chagrin... ce corps avait cessé de
vivre.
— Va rejoindre Elanor. Puisse-t-elle t’accueillir en ami de
la liberté et de la vérité. Je te supplie de me garder une place auprès de toi,
là où nous pourrons une nouvelle fois nous cacher sous la table de mère.
Mihabi se leva, emportant le corps de son frère sur ses
épaules. Il ne pouvait abandonner Ezinha, même mort, à la cruauté des Bozandari.
Il rejoignit les rangs des Anari qui quittaient la ville.
Il rejoignit les rangs des hommes libres.
Le soleil matinal dardait ses rayons sur eux. L'air
ressemblait à du cristal. Le bruit des pas paraissait capable de briser ce
cristal telle une pierre jetée sur une vitre.
Le silence se fit enfin. Seul résonnait le claquement des
bannières dans le vent. Séparés par une plaine, les Lions Noirs de Bozandar
faisaient face aux Loups des Neiges d'Anahar.
Les éclaireurs d'Alezzi lui avaient parlé de l'étendard de
cette armée et au milieu de la nuit, seul, il s'était souvenu des histoires que
lui avait racontées sa gouvernante anari. Elle disait qu'elles étaient vraies et
certaines évoquaient les Premiers Nés, d'autres les Anari et d'autres encore
des sortes de prophéties. Il avait écarté ces dernières, nées selon lui des
espoirs d'un peuple asservi.
Mais le Loup des Neiges... cette histoire avait captivé son
imagination d'enfant. Selon la légende, le Loup des Neiges avait quitté ses
congénères afin de servir une seule personne, la Dame Blanche des Premiers Nés. A la mort de celle-ci, les loups des neiges avaient disparu
dans les montagnes, plus au nord, près des sources de l'Adasen. Ces animaux
étaient si rares qu'une seule peau rapportait assez à un trappeur pour
l'enrichir à vie.
La légende disait aussi qu'ils reviendraient un jour et
qu'ils accompagneraient une femme, qu'on appellerait la Dame Filandière des Mondes.
La vieille
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