Ma mère la terre - Mon père le ciel
main sur la peau de phoque gonflée, Shuganan fit glisser la défense de morse dans sa propre main.
Au cours de sa vie, Shuganan avait tué beaucoup de phoques et de lions de mer. Il connaissait la place exacte du cœur, l'endroit précis abrité par les côtes, aussi savait-il la meilleure façon de tuer un homme. Le coup devait être porté sur le côté non protégé, au-dessus de l'estomac. Il frappa avec l'extrémité pointue de son arme et l'enfonça aussi profondément qu'il le put dans le cœur de Voit-Loin. Le coup porta au moment où l'homme disait :
— Mais ce n'est pas un bébé...
Et, bien que les mots aient commencé d'une voix claire et forte, ils s'achevèrent dans un balbutiement.
Voit-Loin tomba sur les genoux, le bébé en peau de phoque encore dans les bras. Shuganan posa sa main sur la poitrine de l'homme. Le cœur s'était arrêté mais il vit encore la conscience au fond des yeux. Shuganan sortit le couteau de chasse que l'homme portait dans un étui à son bras gauche et, saisissant Voit-Loin par les cheveux, il lui trancha la gorge.
Un sifflement sortit de la trachée artère de l'homme et des glaires se répandirent autour de son cou, mais Shuganan continua à couper les tendons et les muscles, puis il renversa la tête en arrière, la maintenant en place jusqu'à ce que les petits os de la nuque aient été sectionnés. La tête fut brusquement détachée et l'esprit ne brilla plus dans les yeux.
Shuganan abandonna le corps sur la plage. Il souhaitait que les vagues surgissent brusquement et entraînent le cadavre avant que les femmes ne le voient, mais le courant était trop faible. Alors, Shuganan arracha le bébé en peau de phoque des bras de Voit-Loin. Il le plaça dans l'ikyak abandonné et retourna à l'ulaq. Il allait réveiller Kayugh et lui demander de l'aider à mettre le corps de Voit-Loin dans l'ikyak. Ensemble, ils pourraient découper le corps et séparer les membres afin de rendre l'esprit impuissant. Ensuite, Kayugh pourrait pousser l'ikyak au-delà des falaises où les courants l'entraîneraient vers la pleine mer.
Les esprits verraient le bébé en peau de phoque, la touffe de cheveux de Samig sur sa tête, et ils sauraient que les cheveux de Samig avaient fait croire à Voit-Loin, durant un bref instant, qu'il s'agissait d'un véritable bébé, permettant à Shuganan de le frapper. Les esprits comprendraient le pouvoir d'un homme qui n'était pas encore un homme et honoreraient Samig, l'enfant qui devait venger le massacre du peuple de sa mère.
Shuganan se retourna pour regarder le corps étendu sur la plage. Voit-Loin aurait dû chasser les phoques et les lions de mer. Il aurait dû vivre dans son ulaq et se réveiller au bruit de sa femme préparant le repas du matin. Il aurait dû réparer ses armes à la lumière des lampes à huile, pendant que son épouse travaillait, il aurait dû regarder les ombres sur son visage et surveiller son ventre qui s'arrondissait au fil des mois avec le fils qu'il avait conçu. Voilà ce que Voit-Loin aurait dû faire.
Au lieu de cela, il avait choisi de tuer des hommes. Comment cette façon de vivre pouvait-elle se comparer avec la joie de vivre avec sa famille? Et c'est pourquoi, pensa encore Shuganan, moi qui suis vieux, suis encore en vie, alors que lui qui est jeune est déjà mort.
Kayugh entendit Shuganan marcher dans la pièce principale et il se demanda pourquoi il était déjà réveillé. Il était trop tôt pour que Chagak fût déjà levée. Puis il entendit Shuganan l'appeler. Il entendit aussi un cri de bébé, mais Chagak calma l'enfant et le silence retomba.
Kayugh se glissa hors de sa couche et vit avec surprise que les mains de Shuganan étaient couvertes de sang. Il ouvrit la bouche pour parler, mais le vieil homme secoua la tête et l'invita à le suivre en dehors de l'ulaq.
— Un phoque? demanda Kayugh dès qu'ils furent sur le toit.
Il regarda vers la plage, mais dans la lumière incertaine du jour naissant, avec le ciel couvert de nuages, il ne pouvait distinguer s'il y avait un animal sur la plage.
— Non, dit Shuganan. Appelle Longues Dents et Oiseau Gris, nous devons parler.
En voyant l'intensité du regard qui se posait sur lui, Kayugh obéit sans poser de question. Il se rendit à l'ulaq voisin et appela les hommes. Eux aussi sortirent en enfilant leurs parkas. Longues Dents grommelait mais faisait aussi des plaisanteries. Lorsque Kayugh désigna Shuganan, Longues Dents s'arrêta de
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